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La décision ontologique de la déconstruction

Derrida — La déconstruction est-elle une procédure de vérité ?

4. La décision ontologique de la déconstruction

Nous avons vu que l’éponge, dans son indiscernabilité, constitue une figure paradigmatique de la chose-autre, de la choséité. Nous avons vu aussi que cette chose-autre réclame une signature. Au point où nous en sommes, le rapport entre la choséité et la signature est assez clair. Dans la mesure où la chose échappe au système de signification et de valeur, elle est analogue à la signature ou au nom propre qui sont censés être insignifiants.

Convenons pour le moment que la propriété du nom propre peut être saisie comme la pure indication d’une singularité soustraite à toute prédication. L’éponge serait alors aussi une figure de la signature en général, non seulement dans son affinité phonétique avec le nom Ponge, mais surtout dans sa structure même. En effet, Derrida se demande : « Se signifier dans l’insignifiant (hors sens et hors concept), n’est-ce pas signer ?67 » Cela signifierait-il que la signature est justement la modalité exemplaire de l’inscription de l’indiscernable (de l’autre) dans un monde ?

Or, dans le caractère indiscernable (donc soustrait à tout savoir) de la signature, Derrida révèle, comme il le fait toujours, le paradoxe intrinsèque à celle-ci : si une signature est reconnaissable comme telle, c’est-à-dire comme propre à celui ou celle qui l’effectue, ne faudrait-il pas qu’elle soit discernable ? Dans ce cas, sa singularité indiscernable n’adviendrait-elle pas qu’en s’effaçant ?68 L’éponge est en effet à la fois ce qui exemplifie ce

67 SP., p. 37.

68 « Donc il [= Ponge] aime le propre : ce qui lui est propre, ce qui est propre à l’autre, c’est-à-dire à la chose toujours singulière, ce qui est propre pour n’être pas sale, souillé, écœurant, dégoûtant. Et il réclame le propre, en tous ces états, avec une telle obsessive obstination qu’on doit bien soupçonner, dans cet acharnement agonistique, la lutte au corps à corps avec l’impossible, avec quelque chose qui, dans le propre, dans la structure même du propre, ne se produit qu’à passer dans son autre, à se mettre en abyme, à s’inverser, à se contaminer, à se diviser.

paradoxe et le lieu même où ce paradoxe se produit. D’un côté, « l’éponge éponge le nom propre, le met hors de soi, l’efface et le perd, le souille aussi pour en faire un nom commun, le contamine au contact de l’objet le plus minable, le plus inqualifiable, fait pour retenir toutes les saletés », de l’autre, « simultanément l’éponge peut retenir le nom, l’absorber, l’abriter en soi, le garder69 ». Paradoxalement, en effaçant la propriété du nom propre, l’éponge lui permet de rester. C’est là que prend son sens le rapprochement entre éponge et langage, et surtout écriture. L’inscription d’un nom propre dans le langage efface sa propriété (ou sa propreté), et par là même, rend possible qu’il reste comme une chose. Voilà le double bind de la signature.

« La signature rebus, la signature métonymique ou anagrammatique sont la condition de possibilité et d’impossibilité, le double bind d’un événement de signature. Comme si la chose (ou le nom commun de chose) devait absorber le propre, le boire et le retenir pour le garder.

Mais du même coup, le gardant, le buvant, l’absorbant, c’est comme si elle (ou son nom) perdait ou souillait le nom propre70 ». D’une manière plus lapidaire, Derrida formule ainsi le paradoxe en question : « Il faut qu’elle [= la signature] reste à disparaître71 ». Elle ne peut rester qu’en disparaissant, mais cela veut dire qu’elle disparaît toujours déjà en tant que nom absolument propre. Voilà pourquoi, figurant à la fois la signature et l’écriture, « l’éponge s’éponge72 ». C’est que « l’éponge se remarque » en devenant une marque répétable, et

« s’annule » en tant que singularité indiscernable73.

Quelle est la conséquence de cette absorption de la propriété de la signature par l’écriture ? De quelle manière cela affecte-t-il la singularité supposée indiscernable d’un nom propre ? À ces questions, Derrida répond ainsi : « Le nom propre, en son aléatoire, devrait n’avoir aucun sens, et s’épuiser en référence immédiate. Or la chance ou le malheur de son arbitraire (toujours autre dans chaque cas), c’est que son inscription dans la langue l’affecte toujours d’une potentialité de sens; et de n’être plus propre dès lors qu’il signifie (« soupir hygiénique » de l’Insignifiant). Il redevient signifiant, de portée limitée, dès lors que le sémantique le réinvestit. Il commence à rentrer dans les cadres d’une science générale maîtrisant les effets d’alea. C’est le moment où l’on peut commencer à traduire, même un nom propre74 ». L’événementialité de la signature s’efface ainsi dans le savoir.

Cet effacement de la singularité événementielle du nom propre est bien la

Et que là est la grande affaire de la signature » (ibid., pp. 29-30).

69 Ibid., pp. 54-55.

70 Ibid., p. 54.

71 Ibid., p. 48.

72 Ibid., p. 61.

73 Ibid.

74 Ibid., p. 96.

conséquence de son inscription dans le langage. Celle-ci ouvre la possibilité qu’une singularité indiscernable soit discernée et donc prédiquée. C’est pourquoi l’éponge, en s’effaçant, « se concerne », c’est-à-dire se circonscrit et se discerne. Il ne s’agit pas simplement du passage de la propriété à la communauté (la propriété identifiable et représentable est toujours une propriété commune), mais de la propriété indiscernable (la singularité) à la propriété discernable et abstraite, qu’elle soit individuelle ou générale. Selon Derrida, un nom propre a la possibilité non seulement d’être discerné en étant devenu répétable, mais même d’avoir du sens. C’est qu’il peut avoir comme prédicat une qualité identifiable (comme Francis est relié à « franchise », « francité », Ponge à « éponge »,

« esponde », « épingle », etc.). Chez Derrida, cela n’est pas un accident qui surviendrait au nom propre. Il s’agit bien d’un paradoxe irréductible, car c’est cette inscription dans le langage qui rend possible l’avènement d’un nom propre comme tel. C’est là ce que Derrida appelle l’« archi-écriture » : « Nommer, donner les noms qu’il sera éventuellement interdit de prononcer, telle est la violence originaire du langage qui consiste à inscrire dans une différence, à classer, à suspendre le vocatif absolu. Penser l’unique dans le système, l’y inscrire, tel est le geste de l’archi-écriture : archi-violence, perte du propre, de la proximité absolue, de la présence à soi, perte en vérité de ce qui n’a jamais eu lieu, d’une présence à soi qui n’a jamais été donnée mais rêvée et toujours déjà dédoublée, répétée, incapable de s’apparaître autrement que dans sa propre disparition75 ». L’un, discernable et classable selon des propriétés plus ou moins communes, n’existe que comme effet de cette archi-écriture. Et il n’existe présentement que des uns. Ainsi, la disparition de la singularité indiscernable structure l’expérience des étants en général : « Signature autographe, la chose disparaît comme réfèrent absolu et innommable tout en se présentant comme autre, en restant ce qu’elle avait à être76 ». L’autre comme tel, donc reconnaissable comme autre, n’est possible que dans la mesure où il perd son altérité indiscernable et innommable.

On voit bien en quoi la question de la signature est liée à celle de l’événement.

L’événement, chez Derrida, présente exactement la même structure. Dans son imprévisibilité et sa nouveauté, un événement est ce qui ne se laisse pas saisir par le langage avec lequel on comprend la situation en discernant et classant les éléments qui y appartiennent (c’est pourquoi, nous l’avons vu avec Badiou, l’événement est une auto-présentation ontologiquement impossible, une multiplicité qui appartient à elle-même). Ainsi, l’inscription de l’événement est comme une signature qui ne se laisse pas comprendre dans la langue. Mais

75 De la grammatologie, op. cit., pp. 164-165.

76 SP., p. 106.

c’est précisément à ce moment-là que l’événement est affecté par la discernabilité, ou, en termes plus derridiens, par la répétabilité qui lui permet d’être reconnu en tant que tel.

Comme celle-ci est la condition de possibilité même de l’événement, il n’y a pas d’événement qui ne soit pas déjà affecté par elle. « Dans la singularité de l’événement, dit Derrida, il faut que la répétition soit déjà à l’œuvre et qu’avec la répétition, l’effacement de la première occurrence soit déjà engagé77 ». Aussi, sur l’événement qu’est chaque texte de Ponge, Derrida dit : « C’est, puisque j’en suis à l’événement, encore deux mots, que chacun de ses textes est un événement : singulier, unique, idiomatique, si du moins un événement s’arrive jamais à son bord. D’où la difficulté de donner des exemples et des citations. J’expose ici une souffrance : comment citer un texte, exemple dans une démonstration, si chaque texte est unique, exemple d’aucun autre jamais, signature inimitable par le signataire général et porteur du nom lui-même. Il y a pourtant une loi et une typologie de l’idiome, et de là notre souffrance. Le drame qui agit et construit toute signature, c’est cette répétition insistante, inlassable, tendanciellement infinie de ce qui reste, chaque fois, irremplaçable78 ».

L’événement n’arrive donc jamais dans sa singularité indiscernable. Cela veut dire tout simplement que l’événement n’arrive jamais comme tel, ou que son avènement est indistinct de sa disparition. De même, la signature n’advient comme telle que dans la mesure où elle est toujours déjà répétable et imitable, et où elle est discernable et classable selon une certaine typologie. Voilà la conséquence de ce que l’éponge est l’« écriture » au sens (quasi-)transcendantal que Derrida lui accorde et constitue la « choséité de la chose ». De ce que l’écriture ou plutôt l’archi-écriture est la condition de possibilité de l’avènement de tout étant comme tel, il résulte qu’un étant ne peut être (présentement) qu’en étant discernable, c’est-à-dire, en perdant sa singularité indiscernable et en étant inscrit dans le système langagier qui est le lieu constitutif de la répétabilité.

Alors tout est-il discernable chez Derrida ? Et l’événement est-il tout simplement impossible ? Le tour essentiel de Derrida consiste à ouvrir, à partir de ces présupposés ontologiques, une possibilité infinie pour l’événement en tant qu’à venir. Si l’événementialité d’un événement s’épuise dans l’unicité de son avènement, il s’annule en tant qu’indiscernable et se laisse oublier à jamais. Mais, si la répétabilité même, qui rend possible la discernabilité de l’événement, ouvre sans cesse l’écart qui empêche l’étant ainsi advenu de coïncider avec lui-même, alors l’étant reste toujours autre que lui-même reconnu dans sa répétabilité originaire. En étant même, plus précisément, en se présentant comme même, l’étant a

77 Dire l’événement, est-ce possible ?, avec Gad Soussana et Alexis Nouss, L’Harmattan, 2001, p. 100.

78 SP., p. 23.

virtuellement (si on peut dire ainsi) la possibilité d’être autre. Là où le même est chaque fois reconnu dans le régime de la présence, s’ouvre toujours déjà la possibilité du devenir-autre.

Ainsi, chaque fois qu’une chose est discernée comme même, elle est en fait autre que ce même discerné. Autrement dit, au moment même où un étant singulier se laisse discerner dans un système quelconque, il se soustrait déjà à ce système. Cet écart qui déjoue incessamment la coïncidence sans reste de soi avec soi, ce « reste » ou cette « réserve », permet à tout étant présent de ne pas s’épuiser dans son être présenté (déterminé) tout en se laissant chaque fois discerner comme tel ou tel. L’autre de ou dans la déconstruction, c’est ce qui fait de l’autre un autre que lui-même. Derrida appelle « verticalité » cette dimension de l’autre, car elle interrompt l’horizontalité qui permet la prévision et la prédiction. « Par verticalité, je voulais dire que l’étranger, ce qu’il y a d’irréductiblement arrivant chez l’autre — qui n’est ni simplement travailleur, ni citoyen, ni facilement identifiable —, c’est ce qui chez l’autre ne me prévient pas et déborde précisément l’horizontalité de l’attente79 ». L’autre n’est pas identifiable ou classable dans une certaine catégorie. Il est événementiel, et désigne ce qui reste ineffectué dans chaque réalisation effective de l’événement. Cette restance de l’autre est précisément, selon Derrida ce qu’expose la scène de la signature de Ponge, qui montre le fait même que toute signature ne se produit qu’en étant répétable : « [Traiter la serviette-éponge comme sujet est un] événement impossible parce qu’il serait encore obligé de traiter aussi d’autre chose et la serviette-éponge resterait autre, impassible, indifférente à qui la remarque, à sa propre remarque. Entre autres raisons parce que la chose est toujours autre, parce que le propre disparaîtrait dans le commun, parce que la structure spongieuse du signe épongerait le nom propre dont il voudrait parler, dont il voudrait signer. Elle l’inscrirait dans un système de classification, de généralité conceptuelle, de répétition et de mise en abyme allant comme de soi. / Le signe éponge la signature80 ». L’autre se remarque, mais il se diffère toujours déjà de cette remarque. L’autre est événementiel, il est tellement évanouissant que dès qu’il est saisi, il disparaît. C’est précisément ce qui rend infinie la tâche de Ponge. Voilà l’effet de ce que tout étant est pris dans la différance. Et notre hypothèse est que c’est seulement à partir de là que l’on peut comprendre l’axiome fameux: « tout autre est tout autre », hors de tout faux dilemme comme celui qui est établi entre la diversité infinie de tous les autres dans l’expérience et la généralité conceptuelle. La responsabilité à l’égard de l’autre (s’acquitter de la loi de la chose) n’est impossible ni parce qu’on ne peut pas envisager la diversité infinie des autres singuliers, ni parce que l’infinité non conceptualisable de l’autre dépasse notre

79 Dire l’événement, est-ce possible ?, op. cit., p. 111.

80 SP., p. 82.

entendement fini. L’impossibilité de répondre à et de l’autre tient à ce que l’autre n’advient qu’en s’effaçant et à ce que cet autre restera autre que l’autre reconnu comme tel. Et c’est cette conception de l’autre, et elle seule à notre sens, qui peut arracher la politique déconstructionniste à la politique à la mode du respect de l’autre, au multiculturalisme ou à la politique identitaire.

On voit maintenant clairement que la différance affirme l’autre et quel type d’autre elle affirme. Tout étant est toujours déjà tel ou tel étant-présent discerné dans la mesure où il est pris dans la différance, mais celle-ci produit en même temps un reste qui ouvre un écart à même le soi ainsi discerné, et qui, lui, reste indiscernable et imprésenté. En somme, chaque fois que la différance ouvre la discernabilité de l’étant, elle reste elle-même indiscernable.

Autrement dit, ce qui rend possible la répétabilité qui permet la re-connaissance d’un étant, cela même est non reconnaissable. C’est pourquoi la différance est innommable, étant la condition de possibilité même de la nomination : « cet innommable n’est pas un être ineffable dont aucun nom ne pourrait s’approcher : Dieu, par exemple. Cet innommable est le jeu qui fait qu’il y a des effets nominaux, des structures relativement unitaires ou atomiques qu’on appelle noms, des chaînes de substitutions de noms81 ».

Tout cela nous fait dire que l’indiscernable chez Derrida s’approche plus de ce que Giorgio Agamben appelle « la singularité quelconque », que de l’indiscernable générique badiousien. Agamben écrit en effet : « Quelconque ne signifie donc pas seulement (selon les termes de Badiou) “soustrait à l’autorité de la langue, sans nomination possible, indiscernable”, mais plus précisément ce qui, en se tenant dans une simple homonymie, dans le pur être-dit, est, précisément et seulement pour cette raison, innommable : l’être-dans-le-langage du non-linguistique. /Ce qui reste là sans nom est l’être nommé, le nom même (nomen innominabile); ce qui est soustrait à l’autorité de la langue, ce n’est que l’être-dans-le-langage82 ». La singularité indiscernable n’est donc évidemment pas saisie dans son appartenance à une propriété spécifique. Mais elle n’est pas non plus la généricité de pure appartenance soustraite à toute identification par une propriété déterminée. Ce qui est indiscernable, c’est la possibilité même d’appartenir à telle ou telle propriété, d’être dit ou prédiqué tel ou tel, pour ainsi dire dans la discernabilité même. « Le Quelconque dont il est ici question ne prend pas, en effet, la singularité dans son indifférence par rapport à une propriété commune (à un concept, par exemple : l’être rouge, français, musulman); il la prend seulement dans son être telle qu’elle est. La singularité renonce ainsi au faux dilemme qui

81 Marges — de la philosophie, op.cit. p. 28.

82 La communauté qui vient, op.cit., pp. 78-79.

contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel83 ». L’inscription dans le langage ouvre la possibilité de tout discernement ou de toute prédication, ouvre donc la déterminabilité qui, elle, se soustrait au pouvoir de la langue. Saisir un étant dans sa déterminabilité même ne l’identifie par aucune de ses propriétés, mais le prend tel qu’il est avec toutes ses propriétés. Dans la singularité quelconque se réalise alors « une indifférence du commun et du propre84 », des propriétés accidentelles et des propriétés essentielles. Elle se soustrait ainsi au système d’indentification prédicative. De la même manière, chez Ponge, l’« engagement de sujet-écrivain-dans-une- langue85 » qui disperse son nom propre en noms communs (Ponge en éponge, etc.) donne à celui-ci ce caractère spongieux d’être à la fois tout et rien. On voit ainsi que, paradoxalement, la signature inscrit une certaine indiscernabilité par son impossibilité même d’être une inscription d’indiscernable événementiel (nous verrons plus tard cette modalité, « troisième » selon Derrida, de la signature, car cette inscription implique tout un problème). Et, comme les choses dans leur altérité spongieuse forment une patrie muette égalitaire (une figure du démos qui ne s’identifie à aucune catégorie identifiable par une propriété), « des singularité, dit Agamben, constituent une communauté sans revendiquer une identité » dans laquelle « des hommes co-appartiennent sans une condition d’appartenance représentable86 ». Une telle communauté serait donc une multiplicité indiscernable. Pourtant, pour Derrida, elle resterait à venir. Car, comme nous l’avons vu, si l’« être-dans-le-langage », c’est-à-dire la différance, rend possible l’indiscernabilité de tout autre, il est aussi ce qui rend possible son discernement, sa détermination comme autre identifiable et classable selon telle ou telle qualité. La communauté des indiscernables se disperse aussitôt qu’advenue. Sans aucune possibilité d’être (présente), elle est à venir87.

Nous sommes maintenant en mesure de prononcer la décision de la déconstruction.

83 Ibid. p. 10.

84 Ibid., p. 25.

85 SP., p. 27.

86 La communauté qui vient, op.cit., p. 89.

87 C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre ce que Derrida a appelé la « nouvelle Internationale » dans Spectres de Marx. Il détermine avec Blanchot ce qui est donné à penser par Marx de la manière suvante :

« il nous serait ainsi par elles [les trois paroles de Marx] demandé, en premier lieu, de penser le “maintenir ensemble” du disparate même. Non pas de maintenir ensemble le disparate, mais de se rendre là où le disparate lui-même maintient ensemble, sans blesser la dis-jointure, la dispersion ou la différence, sans effacer l’hétérogénéité de l’autre. Il nous est demandé (enjoint, peut-être) de nous rendre, nous, à l’avenir, de nous joindre en ce nous, là où le disparate se rend à ce joindre singulier, sans concept ni assurance de détermination, sans savoir, sans ou avant la jonction synthétique de la conjonction ou de la disjonction. L’alliance d’un rejoindre sans conjoint, sans organisation, sans parti, sans nation, sans État, sans propriété (le “communisme”

que nous surnommerons plus loin la nouvelle Internationale) » (Spectres de Marx, op.cit., pp. 57-58). Or la possibilité d’un tel communisme restera à venir, car, si quelque chose comme cela est pensable, c’est seulement dans « un temps du présent disloqué » (ibid., p. 41) qui ne se présente jamais.

Nous la formulons par ces deux énoncés :

Énoncé 1 : L’indiscernable n’est pas.

Énoncé 2 : L’indiscernable est à venir.

Pourquoi s’agit-il d’une décision ? Parce qu’on se trouve ici au point où d’autres décisions seraient également possibles. Et c’est précisément une telle décision qui détermine une orientation de pensée.

Revenons à la pensée politique de Rancière pour éclaircir ce point. Comme nous l’avons vu tout à l’heure, chez Rancière, la pratique politique est conçue comme un processus de subjectivation dans lequel l’inscription de la « part des sans-part » produit une multiplicité nouvelle, qui ne correspond à aucune division résultant du partage du sensible policier. Donc, pour lui, l’indiscernable existe et doit exister. C’est cela qui fait surgir une « apparence88 », celle, supplémentaire, qui reconfigure effectivement un partage du sensible donné, qui assignait la condition de visibilité. Le peuple est bien le nom de cet indiscernable : « le peuple occupant cette sphère d’apparence est un “peuple” d’un type particulier, qui n’est pas définissable par des propriétés de type ethnique, qui ne s’identifie pas à une partie sociologiquement déterminable d’une population ni à la sommation des groupes qui constituent cette population. Le peuple par lequel il y a de la démocratie est une unité qui ne consiste en aucun groupe social mais surimpose sur le décompte des parties de la société l’effectivité d’une part des sans-part. La démocratie est l’institution de sujets qui ne coïncident pas avec des parties de l’État ou de la société, des sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts89 ». Si l’effectivité de l’indiscernable et son déploiement dans un monde déterminé ne posent pas chez Rancière des problèmes spécifiques quant à leur possibilité ontologique, c’est sans doute parce qu’il sépare la politique et l’ontologie90. Chez lui, il n’y a pas de fondement ontologique pour l’écart du sujet à lui-même qui déclenche une subjectivation. Rancière pense que l’ontologisation de la politique réduit cette dernière à l’actualisation d’une essence plus profonde mais dissimulée de l’homme.

C’est pourquoi, chez lui, l’égalité, génératrice de l’écart de la subjectivation, est fondée sans argument ontologique spécifique : il faut d’abord l’égalité pour qu’il puisse exister une

88 « L’apparence n’est pas l’illusion qui s’oppose au réel. Elle est l’introduction dans le champ de l’expérience d’un visible qui modifie le régime du visible » (Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 139).

89 Ibid., p. 140.

90 Cf. ibid., pp. 185-186.

inégalité. Même s’il y a dans une société ceux qui commandent et ceux qui obéissent, le fait que ces derniers puissent comprendre les commandements des premiers et aussi qu’ils doivent y obéir suppose une égalité préliminaire entre les deux91. Qu’on soit d’accord ou non avec la simplicité un peu décevante de cet argument, celui-ci est bien pertinent pour affirmer la rareté et la contingence de la pratique politique qui s’inaugure par la déclaration de l’égalité principielle. Le sujet politique n’a aucune fin ni aucun fondement ontologique, qui soient extrinsèques (ou transcendants) au processus même de son action qui déploie les conséquences de cette déclaration92. « Là où est inscrite la part des sans-part, si fragiles et fugaces que soient ces inscriptions, une sphère d’apparaître du démos est créée, un élément du kratos, de la puissance du peuple existe. Le problème est alors d’étendre la sphère de cet apparaître, de majorer cette puissance93 ». Il ne s’agit de rien d’autre que de « créer des cas de litige ». La politique est ainsi indissociable du déploiement dans un monde déterminé d’un cas chaque fois singulier de l’indiscernable. Elle est la scène du « dissensus », qui met « deux mondes, deux logiques hétérogènes sur la même scène, dans le même monde94 ». En revanche, chez Derrida, comme nous l’avons vu, l’écart du sujet avec lui-même est fondé ontologiquement, et cela soutient, d’un côté, que la présence de l’indiscernable est impossible, de l’autre, qu’il reste à venir (c’est précisément ce « reste » qui écarte de soi l’étant-présent identique et discernable). Nous rejoignons ainsi le constat de Rancière qui disait que la démocratie à venir est une démocratie sans démos. Nous avons affirmé que chez Derrida, il y a une pensée qui pourrait ouvrir une conception de la communauté des égaux, qui ne sont identifiés par aucune propriété déterminée, qui sont indifférents aux différences. Une telle communauté serait une inscription de la différance en forme de peuple politique. Or, c’est justement cela qui est impossible, non seulement parce que la différance n’est présente d’aucune manière, mais aussi parce qu’elle interdit précisément l’existence de quelque chose comme indiscernable. Le démos n’est pas, il est seulement à venir. La démocratie à venir

« déborderait les limites du cosmopolitisme, c’est-à-dire d’une citoyenneté du monde. Elle s’accorderait avec ce qui laisse “vivre ensemble” des vivants singuliers (n’importe qui), là où ils ne sont pas encore définis par une citoyenneté, c’est-à-dire par leur condition de “sujet” de

91 Cf. ibid., p. 37.

92 « [...] le sujet qu’elle [= la subjectivation politique] fait exister a ni plus ni moins que la consistance de cet ensemble d’opérations et de ce champ d’expérience [il s’agit de « la production d’un nouveau champ d’expérience »] » (ibid., pp. 59-60).

93 Ibid., p. 126.

94 « A dissensus consists in putting two worlds, two heterogeneous logics on the same stage, in the same world.

It is a form of commensurability » (« Should Democracy Come ? Ethics and politics in Derrida », op. cit., p. 278).

droit d’un État et membres légitimes d’un État-nation, fût-ce d’une Confédération ou d’un État mondial95 ». Mais une telle démocratie « n’existera jamais au présent, elle n’est pas présentable96 », et « “démocratie à venir”, cela ne veut pas dire démocratie future qui un jour sera “présente”97 ».

Cela signifie pour Rancière qu’il y a chez Derrida une absence fondamentale de pratique politique. Dans un autre article consacré à Derrida, il écrit : « Derrida met d’un côté la démocratie libérale comme forme de gouvernement, de l’autre l’ouverture infinie au nouvel arrivant et l’attente infinie de l’événement qui se soustrait à toute attente. À mes yeux, ce qui va disparaître dans cette opposition entre le régime et l’horizon transcendental, c’est la démocratie comme pratique. Cette pratique conduit à l’invention politique de “l’autre” ou de l’heteron. [...] Ignorer la puissance politique de l’hétérologie signifie être prisonnier de la simple opposition entre la “démocratie libérale” — c’est en réalité une oligarchie qui incarne la loi du soi — et la “démocratie à venir” — considérée comme l’espace et le temps d’une ouverture infinie à l’événement et à l’altérité. Cela revient à l’abandon de la politique et à la substantialisation de l’autre. Le refus de la substantialisation de soi qu’on appelle la démocratie conduit d’une manière symétrique à la substantialisation de l’autre, laquelle est l’emblème de la tendance éthique contemporaine98 ». Derrida n’a sans doute pas ignoré l’hétérologie. Il faudrait dire plutôt qu’il l’a radicalisée à l’extrême (jusqu’à rendre cet heteron imprésentable). Comme le dit Rancière lui-même, « Derrida substitue l’aporie au dissensus99 ». L’hétérogénéité est toujours entre ce qui est (le présent) et ce qui n’est pas (l’à venir), mais jamais entre deux logiques ou deux multiplicités qui sont dans un même monde, dans un même présent. Il a ainsi rendu impossible tout déploiement effectif de l’indiscernable, car, comme l’analyse Rancière, « il ne doit y avoir rien entre la règle “automatique” et la

95 Le « concept » du 11 septembre, avec Jürgen Habermas, Galilée, 2004, p. 190.

96 Ibid., p. 177.

97 Ibid.

98 « Derrida puts liberal democracy as a form of government on one side and places the infinite openness to the newcomer and the infinite expectation of the event, which evades all expectation, on the other. In my view, what disappears in this opposition between an institution and a transcendental horizon is democracy as practice. This practice leads to the political invention of the Other or the heteron [...]. To ignore the political power of heterology means to be trapped in a simple opposition : ‘liberal democracy’ on one side, which actually means oligarchy, embodying the law oh the self and, a ‘democracy to come’, viewed as the time and space of an unconditional openness to the event and to otherness, on the other. This amounts to the dismissal of politics and to a form of substantialisation of otherness. The refusal of the allegedly democratic substantialisation of self leads symmetrically to the substantialisation of the Other, the sign of what can be called the contemporary ethical trend. Reference to the event and to the ‘infinite respect for otherness’, which are contrasted to democratic autonomy, are a commonplace in the current ethical trend » (Jacques Rancière, « Does democracy mean something ? », in Adieu Derrida, edited by Costas Douzinas, Palgrave Macmilian, 2007, p. 98).

99 « Should Democracy Come ? Ethics and politics in Derrida », op. cit., p. 282.