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L’éthique de l’autre ou la communauté des égaux ?

Derrida — La déconstruction est-elle une procédure de vérité ?

3. L’éthique de l’autre ou la communauté des égaux ?

analogie (allégorie ou métaphore) mais aussi de surcroît le milieu de toutes les figures, la métaphoricité elle-même35 ». L’éponge n’est ainsi rien d’autre que la différance, milieu dans lequel les différents se confondent tout en étant produits.

On reconnaîtra ici quelque chose d’analogue à la généricité de l’indiscernable que nous avons décrite dans l’introduction à propos de la pensée de Badiou. Une multiplicité indiscernable s’identifie à la situation entière par sa soustraction à tout prédicat particulier. De la même manière, l’éponge comme inexistant atteint son existence maximale, en s’identifiant à la choséité de la chose36. Pouvant être tout et rien, l’éponge est indiscernable et générique.

affirme que « le monde muet est notre seule patrie » et que celle-ci ne proscrit jamais personne. Derrida insère ici ce petit commentaire : « donc une patrie muette, sans langue, sans discours, sans nom de famille, sans père39 ». Nous avons essayé pour notre part de voir dans cette patrie une communauté dissensuelle. L’interprétation de Derrida nous semble aller dans la même direction. Si toutes les choses dans la poésie de Ponge sont en fin de compte spongieuses dans leur soustraction événementielle à tout prédicat, alors la patrie qu’elles forment en partageant leur indiscernabilité et elle seule n’admettra aucune séparation ni aucune exclusion par la langue. Une telle patrie ne propose aucune condition objective pour y appartenir, pas plus qu’elle ne discerne ni ne classe ceux qui y appartiennent selon certaines identités ou propriétés (ethniques, culturelles, filiales ou généalogiques, comme le dit Derrida).

Les différences hiérarchiques étant déconstruites, tous les éléments y sont également affirmés par leur simple appartenance (donc leur existence). Ce que Derrida a pensé sous le nom de

« démocratie à venir », nous essayons de le penser comme une communauté des indiscernables, radicalement égalitaire.

Derrida analyse la conjonction entre la démocratie à venir et le concept d’égalité dans Voyous40. La démocratie à venir y est présentée comme un régime (ou plutôt quelque chose) qui n’est jamais égal à lui-même de par sa structure aporétique ou « auto-immunitaire ». La démocratie est essentiellement marquée par la différance41. L’aporie inhérente à la démocratie

39 Ibid., p.32.

40 Il ne serait pas impossible de voir, dans toute la réflexion sur l’amitié dans Politiques de l’amitié, un nouveau concept de l’égalité. Il est vrai qu’un nouvel enchaînement de la démocratie à venir et de l’égalité y est annoncé :

« Cette dissymétrie et cette altérité infinie n’auraient aucun rapport avec ce qu’Aristote aurait appelé l’inégalité ou la supériorité. Elles seraient même incompatibles avec toute hiérarchie socio-politique comme telle. Il s’agirait donc de penser une altérité sans différence hiérarchique à la racine de la démocratie. Il apparaîtra plus tard que, au-delà d’une certaine détermination du droit ou du calcul (de la mesure, de la “métrique”), mais non du droit ou de la justice en général, cette démocratie libérerait une certaine interprétation de l’égalité en la soustrayant au schème phallogocentrique de la fraternité » (Politiques de l’amitié, op.cit., p. 259). Néanmoins, ici, l’idée de l’égalité n’est pas suffisamment développée pour nous permettre de la rapprocher du concept de l’égalité que nous voulons présenter pour notre part avec Rancière. C’est plutôt là où ce concept n’est pas explicitement évoqué qu’on pourrait trouver un argument pour soutenir notre interprétation. Par exemple, une lecture attentive de Khôra pourrait permettre de reconnaître dans la figure de Socrate la conception égalitaire du démos. Socrate y est décrit comme relevant d’« un troisième genre » où les deux gents (genos) opposées : imitateurs (poètes, sophistes), d’un côté, vrais citoyens (philosophes, politiques), de l’autre, se rendent indiscernables. En quoi il ressemble à la khôra. Celle-ci ouvre un « espace neutre », lieu d’inscription ou d’appartenance en général, où toute opposition générique déterminée s’inscrit indifféremment. Le peuple, le genos, que la khôra figure est une multiplicité dont l’être-ensemble n’est conditionné ni par une certaine propriété déterminée ni par une simple absence de propriété, mais par l’appartenance même (Khôra, Galilée, 1993; voir notamment pp. 53-64). En effet, dans Voyous, Derrida affirme, sans tellement développer : « La démocratie à venir serait la khôra du politique » (Voyous, Galilée, 2003, p. 120). Il faudrait bien évidemment situer dans cette perspective ce que Derrida a appelé « la nouvelle Internationale » dans Spectres de Marx.

41 « La démocratie n’est ce qu’elle est que dans la différance par laquelle elle se diffère et diffère d’elle-même.

Elle n’est ce qu’elle est qu’en s’espaçant au-delà de l’être et même de la différence ontologique; elle est (sans être) égale et propre à elle-même seulement en tant qu’inadéquate et impropre, à la fois en retard et en avance sur elle-même, sur le Même et l’Un d’elle-même, interminable dans son inachèvement par-delà tous les

se trouve bien entre liberté inconditionnelle et égalité conditionnelle : « Cette antinomie au cœur du démocratique, elle est reconnue depuis longtemps, elle est classique et canonique, c’est celle du couple constitutif et diabolique de la démocratie : liberté et égalité. Ce que je traduirais dans mon langage en disant que l’égalité tend à introduire la mesure et le calcul (donc la conditionnalité) là où la liberté est par essence inconditionnelle, indivisible, hétérogène au calcul et à la mesure42 ». Les « négociations » entre l’incommensurable de la liberté et la mesure de l’égalité étant ainsi inachevables, la démocratie est toujours à venir. Ici, l’égalité n’est prise que comme mesure, numérique ou proportionnelle (égalité selon le nombre ou égalité selon le mérite). Mais ladite aporie se trouve à l’intérieur même du concept d’égalité : « c’est que l’égalité n’est pas toujours un terme opposé ou concurrent à côté, en face ou autour de la liberté, comme une mesure calculable (selon le nombre ou selon le logos) à côté, en face ou autour d’une incommensurable et incalculable et universelle liberté. Non.

Dès lors que tout le monde (ou quiconque — nous en viendrons à cette question du quiconque plus tard) est également (omoiôs) libre, l’égalité fait partie intrinsèque de la liberté et alors elle n’est plus calculable. Cette égalité dans la liberté n’a plus rien à voir avec l’égalité selon le nombre et selon le mérite, la proportion ou le logos. C’est une égalité incalculable et incommensurable en elle-même, c’est la condition inconditionnelle de la liberté [...]43 ». Le démos de la démocratie naît quand les gens croient à tort (parce que, insiste Derrida, il s’agit d’une croyance, d’une imagination ou d’une présupposition44) qu’on est absolument égal parce qu’on est pareillement libre. Le démos, aussi bien que l’égalité qui en est constitutive, est donc intrinsèquement travaillé par la différance.

Pour comprendre le lien entre ce concept de démos et ce que nous avons dégagé de la figure de l’éponge, nous nous référons à Jacques Rancière, qui, comme Derrida, situe cette égalité présupposée à l’origine de la démocratie. Mais, en rapprochant ces deux pensées de la démocratie, nous essayons d’accentuer leur divergence pour accéder au cœur de la pensée de Derrida. L’importance qu’a aujourd’hui la pensée politique de Rancière tient justement à sa réélaboration drastique du concept de la démocratie à partir du principe égalitaire. Il appelle

« police » l’opération (le compte) qui divise et classe les corps d’une communauté selon leurs modes d’apparaître (les modes du faire, les modes d’être, les modes de dire). C’est un type de

inachèvements déterminés [...] » (Voyous, op. cit., p. 63).

42 Ibid., p. 74.

43 Ibid., p. 75.

44 « Tout d’abord, la naissance du démos est lié à une croyance, à une imagination, à une présomption ou à une présupposition, à une évaluation précipitée, à un “tenir pour” qui accrédite, qui fait crédit — et il n’y a pas de démocratie sans crédit, voire sans acte de foi : parce qu’ils sont égaux sur un point, dit Aristote, ils croient, ils s’imaginent (oiesthai), ils se représentent qu’ils sont absolument égaux » (ibid., p. 74).

« partage du sensible ». Cette notion correspond au « transcendantal » dans la terminologie de Badiou. L’opération propre de la police consiste à nommer les corps qui appartiennent à la communauté, et à assigner à chacun sa place et sa fonction. La police instaure ainsi le partage entre le visible et l’invisible, le dicible et l’indicible, l’audible et l’inaudible, etc45. Il se produit alors ceux qui n’ont pas de place dans cette configuration des partages, ceux qui n’y ont pas de part. Ce sont donc véritablement des inexistants. La politique s’oppose à la police, en ce qu’elle est précisément un processus qui s’inaugure par la déclaration de l’existence de

« la part des sans-part », et qui va ensuite suspendre et bouleverser le partage du sensible donné. Il ne s’agit de rien d’autre que du processus qui change de transcendantal par la déclaration de l’existence de l’inexistant. « L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit46 ».

Cette inscription de la part des sans-part et le déploiement de ses conséquences qui va jusqu’à reconfigurer le partage du sensible donné constituent un processus de subjectivation propre aux sujets politiques. C’est justement là qu’apparaît ce que nous voulons appeler la conception générique du peuple. « La subjectivation politique produit un multiple qui n’était pas donné dans la constitution policière de la communauté, un multiple dont le compte se pose comme contradictoire avec la logique policière. Peuple est le premier de ces multiples qui disjoignent la communauté d’elle-même47 ». En tant que multiplicité qui ne se laisse pas compter par la logique policière de la communauté, le peuple se confond avec le tout de la communauté à travers le processus politique. Ce qui rend possible une telle torsion, c’est justement l’égalité comme principe de toute politique. « Le peuple, ce n’est rien d’autre que la masse indifférenciée de ceux qui n’ont aucun titre positif — ni richesse, ni vertu — mais qui pourtant se voient reconnaître la même liberté que ceux qui les possèdent. Les gens du peuple en effet sont simplement libres comme les autres. [...] Le démos s’attribue comme part propre l’égalité qui appartient à tous les citoyens. Et du même coup, cette partie qui n’en est pas une identifie sa propriété impropre au principe exclusif de la communauté et identifie son nom —

45 « La police est ainsi d’abord un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche; c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit. [...] La police n’est pas tant une

“disciplinarisation” des corps qu’une règle de leur apparaître, une configuration des occupations et des propriétés des espaces où ces occupations sont distribuées » (Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p.

52) 46 Ibid., p. 53.

47 Ibid., p.60.

le nom de la masse indistincte des hommes sans qualité — au nom même de la communauté.

Car la liberté — qui est simplement la qualité de ceux qui n’en ont aucune autre — ni mérite, ni richesse — est comptée en même temps comme la vertu commune. Elle permet au démos

— c’est-à-dire au rassemblement factuel des hommes sans qualité, de ces hommes qui, nous dit Aristote, “n’avaient part à rien” — de s’identifier par homonymie au tout de la communauté48 ». En s’appuyant donc sur la même analyse aristotélicienne que Derrida, Rancière place l’égalité au fondement de la constitution du démos. Les gens réduits à l’inexistant par le compte policier s’attribuent par ce fait même l’égalité et la liberté, et elles seules, qui sont le principe même de la communauté. L’inexistant est pour ainsi dire porteur de ce qui est le plus commun pour toutes les composantes de la communauté, cette propriété ne lui appartient donc pas en propre. Il se l’approprie comme impropre, par le fait même qu’il n’a rien de propre. Le compte qui exclut l’inexistant produit une torsion qui fait coïncider une partie avec le tout. La déclaration de l’« égalité de n’importe qui avec n’importe qui » inscrit cette torsion sous la forme de la liberté. La politique n’est rien d’autre que le processus dans lequel cette inscription induit progressivement une reconfiguration globale du système qui ordonne la constitution de la communauté. S’il s’agit d’une « subjectivation », c’est que le peuple organisé comme sujet politique selon le principe égalitaire ne correspond à aucune des catégories objectives. La subjectivation traverse toutes les catégories objectives et fait surgir ce que nous appelons le peuple générique : la « part des sans-part qui est rien et tout », ou « la partie surnuméraire ». La communauté politique (non policière) n’est pas une simple sommation des parties. La politique comme subjectivation est justement ce qui brise cette sommation qui ferait coïncider une communauté avec elle-même. Une telle sommation est défaite à travers la mise en cause (l’institution de ce que Rancière appelle « litige »), par le principe égalitaire, du système même de division et de distribution des parties. Le processus politique déplace ainsi une communauté d’elle-même, la met en différance. Le peuple est précisément ce qui inscrit localement le principe universel de l’égalité dans une communauté déterminée.

Une telle égalité, celle que Derrida a appelée « inconditionnelle », est bien plus originaire que l’égalité formelle des droits. Mais, contrairement à Derrida qui voit dans l’égalité juridique comme mesure calculable ce qui « permet [...] l’accès à l’incalculable et à l’incommensurable49 » quoique les deux instances restent hétérogènes, pour Rancière, le droit, ou plutôt le règne du droit, n’est qu’« une mimèsis étatique de la pratique politique du litige »,

48 Ibid., pp. 27-28.

49 Voyous, op. cit., p. 80.

car elle « transforme en problème relevant d’un savoir d’expert l’argumentation traditionnelle qui donne lieu à la manifestation démocratique, l’écart de l’égalité à elle-même »50. En effet, l’égalité des droits n’est qu’un calcul qui consiste à distribuer à chaque partie déjà constituée (individu ou groupe) la part qu’elle mérite (c’est ainsi que l’égalité juridique ne laisse pas seulement se développer l’inégalité sociale effective, mais même la légitime)51. Cette égalité tente ainsi plutôt de supprimer l’écart (l’existence de la part des sans-part) produit par l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Cette dernière met en cause au contraire la constitution et la disposition même des parties. L’« égalité de n’importe qui avec n’importe qui » dévoile « en dernière instance, l’absence d’arkhè, la pure contingence de tout ordre social »52.

Nous essayons d’infléchir l’opération de la déconstruction du droit au nom de la justice pour l’autre vers le processus politique inauguré par l’inscription locale de cette égalité anarchique. Pour ce faire, il faut une lecture de la pensée politique de Derrida bien différente de celle que nous avons présentée comme l’interprétation de lieu commun. D’ailleurs, dans un article consacré à Derrida, Rancière déclare que « [la démocratie à venir] ne peut être une communauté des égaux53 ». Car, dans la pensée politique de Derrida, il n’y a pas de concept de démos. Dans son caractère indiscernable et générique, le démos est une « hétérogénéité [qui] équivaut à la substituabilité54 ». C’est que « sa différence spécifique est l’indifférence à la différence, l’indifférence à la multiplicité des “différences” — ce qui est synonyme d’inégalité — qui constitue l’ordre social55 ». Or, « l’idée de la substituabilité, l’indifférence à la différence ou l’équivalence du même et de l’autre », c’est ce que Derrida ne peut pas reprendre à son compte56. « C’est pourquoi la puissance de la démocratie à venir ne peut être

50 La Mésentente, op. cit., p. 151.

51 « À cette transformation du litige politique en problème juridique, le juge constitutionnel peut alors répondre par une leçon de droit qui n’est rien d’autre que le premier axiome de la “philosophie politique”, celui de la différence des égalités, lequel, depuis Platon, s’énonce ainsi : le principe d’égalité est de donner des choses semblables aux êtres semblables, et des choses dissemblables aux êtres dissemblables. L’égalité, dit la sagesse des juges constitutionnels, doit s’appliquer en toute circonstance (Déclaration des droits de l’homme, article 1), mais dans les conditions différentes qu’autorise la différence des circonstances (article 6 de la même déclaration) » (ibid., p. 152).

52 Ibid., p. 35.

53 « [The democracy to come] cannot be a community of equals » (« Should Democracy Come ? Ethics and politics in Derrida », in Derrida and the time of the political, edit. by Pheng Cheah and Suzanne Guerlac, Duke University Press, 2009, p. 280).

54 Ibid., p. 277 : « The demos is the subject of politics inasmuch as it is heterogeneous to the calculation of the parts or shares of society. Il is a heteron, but a heteron of a specific kind, since its heterogeneity is tantamount to substituability ».

55 Ibid : « Its specific difference is the indifference to differences, the indifference to the multiplicity of

“differences” — which means inequalities — that makes up a social order ».

56 Ibid., p. 278 : « There is something that Derrida cannot endorse, namely, the idea of substituability, the indifference to difference or the equivalence of the same and the other. »

celle du démos57 ».

Or nous avons vu que la pensée de la différance peut être interprétée comme une pensée d’une indifférence aux différences identifiables, aux « différents ». Et l’autre, représenté par l’éponge, n’est pas un autre déterminable ou identifiable, mais indiscernable et générique, substituable avec n’importe quel autre dans son altérité même. Nous contestons donc l’analyse de Rancière concernant l’absence de pensée du démos. Mais, nous le verrons plus tard, nous nous accordons avec lui, sur l’absence de démos dans la démocratie à venir.

En tout cas, pour voir la pensée du démos dans la réflexion politique de Derrida, il faut arracher sa pensée à l’interprétation éthique qui effectue un glissement de l’autre indiscernable à l’autre discerné, glissement auquel Derrida lui-même semble se livrer parfois trop imprudemment. Pour cela, il faut d’abord modifier la configuration conceptuelle de convention qui met la singularité de l’autre du côté de la justice, l’universalité du côté du droit, et qui dessine leur relation aporétique. En effet, c’est une idée assez pauvre de réduire l’aporie déconstructionniste à un simple dilemme entre individu singulier inconnaissable et généralité58. Nous essayons donc de notre côté de situer d’une part la justice sous la connexion entre la singularité et l’universalité, que nous avons proposée au moyen du concept de généricité, et de l’autre le droit sous le système des relations de subsomption entre particularité et généralité. Du point du concept de l’universalité qui nous importe (et qui n’a rien à voir avec la généralité), le droit est une espèce de langage qui discerne et classe dans la situation qu’il régit les cas et les objets auxquels il s’applique. Le droit a donc pour objet les sous-ensembles de la situation, et son maître est l’État conçu comme ensemble des sous-ensembles (c’est par ce caractère transcendant de l’État par rapport à la situation que peut s’expliquer le caractère répressif ou coercitif du droit, il nous faut différer l’explication rationnelle de ce point59). Le droit règle l’organisation de chaque sous-ensemble, donc de chaque partie (l’individu et la situation elle-même peuvent relever de ce type d’ensemble), et régularise la relation entre les parties, et réglemente les actes des éléments qui y appartiennent.

Cette fonction du droit (ou de la loi) est parfaitement lisible dans le mot grec signifiant la loi

57 Ibid., p. 279 : « Therefore, the force of the democracy to come cannot be that of the demos ».

58 Aristote formulait déjà ce dilemme : « S’il n’y a rien en dehors des individus, et étant donné que les individus sont en nombre infini, comment alors est-il possible d’acquérir la science de l’infinité des individus ? Tous les êtres que nous connaissons, en effet, nous les connaissons en tant qu’ils sont quelque chose d’un et d’identique et en tant que quelque attribut universel leur appartient. — Mais si cela est nécessaire, et s’il faut qu’il existe quelque chose en dehors des individus, il est nécessaire que ce soient des genres qui existent en dehors des individus, soit les genres les plus voisins des individus, soit les genres premiers. Or nous avons précisément montré plus haut que c’était impossible » (Aristote, Métaphysique, B, 999a 26-32, trad. fr. par Jules Tricot, Vrin, 1991, pp. 89-90).

59 Et c’est aussi cela qui distingue fondamentalement le droit de toutes les autres règles sociales ou morales. Et c’est aussi pourquoi le droit ne peut être rien d’autre que la loi. Autrement dit, il n’y a que le droit étatique.

ou le droit : nomos vient de nemein qui signifie « diviser » et « distribuer ». Les individus sont ainsi entièrement généralisés (abstraits) dans leur appartenance à tel ou tel sous-ensemble déterminé selon une certaine propriété60. Le droit s’applique uniformément à tous les éléments de chaque sous-ensemble et assure l’égalité formelle, ce qui peut produire par ailleurs l’inégalité entre les sous-ensembles (par exemple, l’inégalité entre les hommes et les femmes, entre les blancs et les noirs, ou, l’inégalité entre les nationaux et les immigrés).

L’inégalité effective (non seulement l’inégalité matérielle, mais aussi l’inégalité de pouvoir) entre les sous-ensembles n’est pas seulement laissée intacte par le droit, soucieux de l’égalité formelle, mais peut être légitimée et renforcée par lui (dans la mesure où ce qu’on appelle aujourd’hui la réalité n’est rien d’autre que la société de part en part gouvernée par le capitalisme, plus le droit est adapté à la réalité, plus il est favorable à la classe dominante). Le droit peut donc agir sur une certaine catégorie sociale d’une manière extrêmement répressive.

Le droit peut s’appliquer « universellement » aux éléments présentés dans une situation, mais il le fait en les classant dans tel ou tel sous-ensemble. Le droit régit la situation selon la logique policière au sens ranciérien du terme. Comme le dit Rancière, « la police peut être douce et aimable61 ». Elle peut même être morale, quand elle donne un certain droit aux victimes, à la minorité, aux exclus, etc. « Elle n’en reste pas moins, poursuit Rancière, le contraire de la politique62 ».

Notre but n’est pas d’accuser ou encore moins de diaboliser le droit, ce qui serait trop simple. Nous soutenons tout simplement la nécessité de reposer la question de la possibilité d’une nouvelle relation entre le droit et l’égalité ou la politique. Quelle est cette relation ? quelle est la modalité du droit ainsi conçu ? ces question dépassent largement notre compétence. Nous savons au moins qu’il ne suffit pas d’affirmer, comme Derrida le fait souvent, la perfectibilité infinie du droit au nom de la justice. Cela pourrait perfectionner la police, la rendre aimable, mais non rendre possible et effective la politique. Il faudrait donc reposer la question pour réfléchir de façon entièrement nouvelle sur la possibilité de l’usage non étatico-policier du droit63.

60 La violence de l’abstraction opérée par le droit se manifeste surtout quand celui-ci saisit un individu comme un sous-ensemble. Comme le remarque Badiou, un individu est une multiplicité infinie quand il est présenté par la situation. Saisir ce multiple comme un sous-ensemble veut dire non plus le saisir dans son infinité, mais comme un ensemble auquel appartient ce multiple seul (ce que les mathématiciens appellent « singleton »).

Ainsi, quand le droit a pour objet un individu, l’infinité de celui-ci est réduite à l’unicité (un ensemble qui a un seul élément). Cela est particulièrement manifeste dans le suffrage... (cf. EE., la méditation 9).

61 La Mésentente, op. cit., p. 54.

62 Ibid.

63 Nous essayons plus tard d’exposer la prémisse ontologique pour un tel usage et de poser la question de savoir si la déconstruction rend possible ou non cet usage.

En tout cas, dans notre perspective, qui saisit la politique juste, donc émancipatrice, comme la construction d’une multiplicité générique, l’inscription effective de la justice, donc de l’égalité, ne prend pas nécessairement la forme du droit. Si un processus politique réclame l’abrogation ou la fondation d’une loi et les réalise, la pratique politique ne se réduit pas à l’intervention dans la sphère juridique64. Dire que le droit est le seul champ pratique de la justice revient à réduire l’activité politique à une affaire juridique et à l’abandonner aux experts. Ce qui supprimerait encore le politique et le sujet politique. Avec toutes ces réserves, nous disons que la justice, en tant que principe d’égalité universel, dévoile la contingence du règne du droit et son caractère infondé, et déconstruit les divisions que le droit effectue ainsi que l’inégalité qu’il produit directement ou indirectement. La déconstruction du droit accompagne alors la manifestation de l’autre, non pas comme autre déterminé, mais comme inexistant sans part de la communauté, qui inscrit l’égalité en tant que partie identique au tout.

Si nous tenons à cette interprétation, c’est d’abord parce que, quand la déconstruction revient à l’inscription de l’autre particulier (un individu ou un groupe identifiable), elle se confond, comme nous l’avons vu plus haut, avec la pratique de la police. Imaginons en effet un régime où tous les individus sont comptés dans leur singularité et assignés à une place qui leur est propre. Si cela se faisait avec un respect parfait de la singularité de chacun, ce serait proprement la police absolue. Deuxièmement, nous y tenons parce que le calcul plus juste de l’autre singulier inscrira la justice dans la logique des moyens et des fins, car l’autre singulier, déterminé avec ses propriétés, son problème et ses intérêts spécifiques, devient une fin pour laquelle il faut trouver un moyen. Même si, comme Derrida le souligne, la justice est infinie de par sa structure aporétique, sa pratique effective posera chaque fois un autre singulier comme fin. Or, comme le dit Badiou, « l’embarras de la plupart des doctrines de la justice est de vouloir la définir, et de chercher ensuite les voies de sa réalisation. Mais la justice, qui est le nom philosophique de la maxime politique égalitaire, ne peut être définie. Car l’égalité n’est pas un objectif de l’action, elle en est un axiome65 ». Quand Rancière insiste sur le caractère principiel de l’égalité, il ne dit pas autre chose. Pour lui comme pour Badiou (qui admet sa dette à l’égard de Rancière sur ce point), l’égalité n’est pas un programme à réaliser,

64 Rancière est clair sur ce point : « Les formes de la démocratie sont les formes de manifestation de cette apparence, de cette subjectivation non identitaire et de cette conduite du litige. Ces formes de manifestation ont des effets sur les dispositifs institutionnels du politique et elles se servent de tel ou tel de ces dispositifs. Elles produisent des inscriptions de l’égalité et elles argumentent les inscriptions existantes. Elles ne sont donc aucunement indifférentes à l’existence d’assemblées élues, de garanties institutionnelles des libertés d’exercice de la parole et de sa manifestation, de dispositifs de contrôle de l’État. Elles y trouvent les conditions de leur exercice et elles les modifient en retour. Mais elles ne s’y identifient pas » (ibid., p. 141).

65 Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Seuil, 1998, p. 112.