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Derrida — La déconstruction est-elle une procédure de vérité ?

1. Derrida comme lieu commun

Déterminer la déconstruction comme une procédure de vérité implique une confrontation avec l’interprétation ordinaire de la philosophie de Derrida, lieu commun qui se dit de sa pensée. L’expression « lieu commun » est ici à prendre au sens littéral, sans connotation péjorative. Il s’agit d’une interprétation moyenne qui présente un lieu commun dans lequel on peut comprend la pensée de Derrida dans sa généralité la plus stable.

D’abord, ses premiers textes ont donné lieu à l’interprétation selon laquelle la

10 Ibid., p. 20.

11 « Se signifier dans l’insignifiant (hors sens et hors concept), n’est-ce pas signer ? » (ibid., p. 37)

déconstruction est une neutralisation de la dichotomie conceptuelle hiérarchisée. En tant que génératrice de toutes les différences ontiques et de toutes les oppositions de concepts, la

« différance » est ce du point duquel les différences et les oppositions deviennent non-pertinentes ou indécidables. La contrepartie de cette interprétation axée sur l’indécidabilité est de s’exposer à la critique qui raille le nihilisme et l’apolitisme de Derrida.

Disons que cette interprétation ne prenait pas suffisamment en considération la question de l’altérité qui a toujours habité au cœur de cette philosophie.

Ainsi, à l’opposé de cette interprétation, se développe l’interprétation éthico-politique, laquelle est devenue dominante après les années 80, période où Derrida a commencé à écrire des textes plus explicitement politiques et éthiques. Cela correspond à ce qu’on appelle « le tournant éthique ou politique » de la pensée de Derrida. Selon cette interprétation, la déconstruction derridienne n’est pas une pensée qui consiste à rendre indécidable toute dichotomie, mais qui oblige à une décision dans une situation indécidable. Et cette décision doit toujours s’orienter vers l’affirmation de l’autre. L’axiome fondamental de l’éthique déconstructionniste est en effet : « tout autre est tout autre12 ». La singularité irréductible de chaque autre excède la généralité du droit. Comme tel, l’autre réclame la « justice » qui suspend la généralité juridique. Mais pour que cette suspension ne donne pas lieu à une violence pire, la justice doit s’exercer sous la forme du droit universel. Mais l’inscription d’un autre singulier dans le droit implique nécessairement une violence contre sa singularité.

L’expérience de la justice comme impossible est précisément celle de l’aporie qui tient à ce qu’il faut prendre en considération à la fois la singularité et la généralité. Cela constitue aussi la décision juridique comme décision de l’indécidable.

Cependant, si l’interprétation éthique tient compte de l’affirmation de l’altérité, cela ne fait qu’induire un autre problème, plus grave sans doute. C’est le problème de la cohérence de cette éthique de l’autre avec l’ontologie qui sous-tend la philosophie de Derrida. En effet, dans cette interprétation, l’altérité de l’autre n’est qu’une singularité sensible ou immédiate de tous les individus, qui résiste à la généralité idéelle ou conceptuelle (celle du langage ou de la loi). L’aporie de la justice ne serait alors que celle du singulier et du général. Or la différance supprime, comme nous l’avons vu, l’extériorité décidable des étants différents au profit de la pure différence génératrice. Ainsi, le premier Derrida a sans cesse démontré qu’aucune singularité immédiate n’est possible si elle n’est pas déjà ouverte à la répétabilité ou à la généralité. L’ontologie de Derrida n’admet donc pas l’altérité radicale de l’autre qu’on

12 Cf. Donner la mort, Galilée, 1999, notamment pp. 114-122.

rencontre dans l’expérience. Il faut alors soit qu’on interprète autrement l’axiome « tout autre est tout autre », soit qu’on prenne cet axiome comme s’opposant à l’ontologie de la différance.

Naturellement, l’interprétation éthico-politique opte, ne serait-ce qu’implicitement, pour la deuxième solution, car dans chaque situation politique ou éthique concrète, on ne rencontre qu’un autre ou un groupe d’autres particuliers, dont l’altérité est bien identifiable : être victime de telle ou telle catastrophe, appartenir à telle ou telle catégorie sociale, culturelle, sexuelle, historique, de la population, etc. C’est alors l’éthique qui vient colmater la faille ouverte par l’inconsistance théorique : c’est précisément parce que l’altérité est ontologiquement impossible qu’il faut l’affirmer. Toute altérité, dès qu’elle est affirmée et reconnue comme telle, s’efface dans la généralité. Dans la mesure où la violence contre la singularité est inévitable, tout ce qu’on peut et doit faire, c’est intervenir dans la sphère du droit de telle manière que la violence contre l’autre soit moindre, et cela infiniment parce que la justice ainsi conçue est infiniment inaccessible. C’est pourquoi la responsabilité est infinie et que la justice est indéfiniment différée.

Cette solution ne semble pourtant qu’aggraver les problèmes, et ceci à la fois sur le plan philosophique et sur le plan éthique. D’abord, si on pose ce tout autre comme s’opposant à la loi ontologique qu’est la différance, l’éthique déconstructionniste est tout simplement mystique ou irrationnelle. Celle-ci revient à désirer cela même dont son ontologie sous-jacente ne laisse même pas la possibilité. Ensuite, supposons que l’éthique affirme l’autre dans sa singularité empirique, et réfléchissons sur ce que veut dire une violence moindre contre cette singularité. Ce serait forcément celle qui consiste à la reconnaître comme telle, c’est-à-dire à l’identifier en la mettant dans une catégorie représentable ou en lui attribuant un concept. À ce moment-là, on applique l’axiome « tout autre est tout autre » aux autres singuliers, chacun désormais identifiable ou classable dans telle ou telle catégorie ou sous tel ou tel concept. On se trouve alors dans une situation où on ne peut privilégier aucun autre particulier, car une décision prise en faveur d’un autre peut être injuste pour un autre autre et même pour tous les autres. C’est là, selon l’interprétation éthique, qu’on peut affirmer la nécessité de la généralité juridique, du calcul rationnel pour chercher toujours une moindre violence pour tous les autres singuliers. Mais, dans ce cas, la pratique effective de la justice déconstructionniste ne reviendrait-elle pas à réglementer, à travers un dispositif juridique, les intérêts des individus ou des groupes particuliers et à chercher les intérêts les plus communs à tous, pour optimiser les gains de chacun ? Quelle que soit sa conscience aiguë de la violence qu’elle exerce inévitablement contre la singularité de chaque autre, la pratique politique de la déconstruction se confondrait alors avec la politique parlementaire qui consiste dans la

gestion des intérêts des catégories de la population et qui se passe, on le sait bien, d’une justice excédant le droit. L’impossible imposé par la justice ferait place au plus possible et au plus réaliste quand la déconstruction devrait prendre une décision effective. Et l’évaluation de ce qui est possible ou réaliste rendrait inévitable une sélection des autres. La forme droitière très connue de cette sélection est la préférence nationale ou la préférence communautaire.

C’est quand l’État fonde une loi très répressive par exemple à l’égard des immigrés, qui affluent jusqu’à menacer — selon ses idéologues — sa subsistance et son fonctionnement normal, en prétendant que c’est au nom de la responsabilité à l’égard de ces autres également singuliers que sont les nationaux. Le « tout autre est tout autre » principiel se transforme ainsi au niveau pratique en énoncé inhospitalier du type : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (le fait que cet énoncé a été prononcé par un homme politique soi-disant de gauche n’y change rien). La forme gauchiste est éthique ou humanitaire. Elle donne le statut d’autre aux minorités ethniques, sexuelles ou culturelles, aux victimes des génocides et des catastrophes ou d’une répression militaire ou policière, aux immigrés, aux jeunes de banlieues, ou à tous autres exclus des sociétés. Cela leur apporte parfois une reconnaissance et une protection sociales et juridiques nécessaires. Mais, parfois, c’est aussi au nom de cet autre qu’on justifie une guerre ou une intervention militaire. La déconstruction se prêterait alors aux deux polarités dominantes de la politiques parlementaire d’aujourd’hui : réalisme et éthique humanitaire. Mais dans tous les cas, elle contredirait son propre axiome fondamental de départ : « tout autre est tout autre ».

Nous croyons donc qu’il faut une autre interprétation de la pensée de Derrida, ou plutôt une autre articulation de son ontologie de la différance et de la question de l’autre.

Nous ne présentons pas cette interprétation, comme la plus juste ou authentique. Bien plutôt, elle se présente avec et contre Derrida, selon une fidélité infidèle à sa philosophie. La confrontation de la déconstruction et de la procédure de vérité rend possible cette tâche, car cette dernière se présente non pas comme pensée de l’autre, mais comme pensée du même, à savoir d’une généricité indiscernable. Nous montrerons que cette généricité recèle pourtant une pensée de l’altérité qui permet d’arracher la déconstruction à ce faux dilemme de la généralité et de la singularité.