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« Sodome et Gomorrhe—Le Temps retrouvé » : rédigés entre 1915 et 1922, boursouflés par de très nombreux papiers collés (les fameuses

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« La pensée ne m’est pas très agréable que n’importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions qui seront toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l’évolution de ma pensée etc » écrivait Proust à Sydney Schiff en juillet 1922.

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Entrés pour l’essentiel en 1962 à la Bibliothèque nationale de France

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, les cahiers manuscrits de Proust et leurs milliers de pages font toujours l’objet d’une attention soutenue de la part de la critique—et cela, bien sûr, malgré les craintes manifestées par l’écrivain quant à l’usage, forcément fautif selon lui, qui pourrait en être fait. Il est important d’y reconnaître deux groupes dont le destin éditorial et critique aura été bien différent : soixante-quinze cahiers de brouillon, de montage et d’additions d’une part, totalisant environ sept mille pages, dont la rédaction s’est étendue entre 1908 et 1922 ; vingt cahiers dits de la mise « au net » d’autre part, numérotés en chiffres romains par l’auteur (I-XX) et intitulés de sa main

« Sodome et Gomorrhe—Le Temps retrouvé » : rédigés entre 1915 et 1922, boursouflés par de très nombreux papiers collés (les fameuses

« paperoles »), ces vingt cahiers donnent le texte suivi et complet, jusqu’au mot « Fin » à la dernière page du Cahier XX, de la seconde partie de la Recherche du temps perdu. C’est essentiellement à partir des soixante—quinze cahiers de brouillons que la critique dite « génétique » s’efforce depuis une trentaine d’années de retracer la naissance et le développement de la Recherche du temps perdu : elle constitue un champ d’études très fertile, essentiellement en France et au Japon. La critique

« textuelle » pour sa part examine en priorité les placards d’imprimerie et les dactylographies corrigées qui servent à alimenter en variantes les appareils des éditions critiques d’À la recherche du temps perdu, tandis que, pour les volumes posthumes, ce sont les derniers cahiers du manuscrit de la mise « au net » (Cahiers XII à XX) qui servent aussi—

par défaut—à établir le texte « définitif ».

Cette dernière ambition n’est pas sans poser quelques problèmes :

Mille feuilles de l’écriture : les cahiers manuscrits « au net » de Marcel Proust et la question éditoriale

Nathalie M AURIAC D YER

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rédigés pour les lignes principales en 1915 et 1916, les Cahiers XII à XV ne constituent pas, en réalité, le dernier état corrigé par l’auteur, comme l’a montré la découverte en 1986 de la dactylographie de dernière main Albertine disparue

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. Proust y a entrepris en 1922 une refonte partielle de la structure des dernières parties de son livre, rompant la continuité narrative au sein du Cahier XV par un retrait d’une quarantaine de pages, rupture qu’il n’eut pas le temps d’effacer avant sa mort : sous quelle forme, dès lors, publier la suite et la fin de la Recherche, sauf à s’efforcer de maintenir à tout prix le statu quo éditorial, qui masque la faille narrative ? Une solution pourrait être de procurer après Sodome et Gomorrhe II, dernier volume publié du vivant de Proust, les dactylographies corrigées en 1922—celles de « La Prisonnière », envoyée à l’éditeur Gaston Gallimard au début de novembre, et celle d’« Albertine disparue », destinées à former ensemble un Sodome et Gomorrhe III—, puis leur avant-texte complet, soit les Cahiers manuscrits de la mise

« au net » VIII à XV, et, dans leur continuité, les derniers cahiers de la série, les Cahiers XVI à XX. Une telle configuration éditoriale impliquerait un chevauchement textuel partiel entre Sodome et Gomorrhe III et les Cahiers VIII à XV, et rendrait patent l’inachèvement de fait dans lequel Proust nous a légué son livre. Mais indépendamment des problèmes (sans doute aigus) de réception que ne manquerait pas de poser une telle édition, son établissement serait l’occasion de s’interroger à nouveaux frais sur les principes qui ont implicitement guidé depuis plus d’un demi-siècle l’édition du texte des Cahiers XII à XX. À considérer l’ensemble des éditions existantes de ces cahiers (sous les titres Albertine disparue ou La Fugitive et Le Temps retrouvé), on constate en effet que l’ambition principale fut dès les originales de 1925 et 1927 de procurer un texte aussi lisse, fini et « parfait » que possible—

un texte qui non seulement annule (subrepticement) la solution de continuité narrative au sein du Cahier XV, mais fasse oublier l’absence de révision auctoriale, et permette d’inscrire, sans hiatus stylistique, les volumes posthumes dans la continuité de ceux publiés du vivant de Proust : c’est seulement ainsi que la Recherche du temps perdu pouvait apparaître comme une œuvre achevée, sa valeur être reconnue, sa postérité (esthétique—… mais aussi commerciale) être assurée. C’est Robert Proust, le frère de l’écrivain, qui le premier, avec le succès que l’on sait, réussit cette hypostase des cahiers manuscrits en « œuvre »

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. Les premiers à avoir l’occasion de réétablir le texte après l’édition originale de 1927, les éditeurs de la première édition du Temps retrouvé dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (1954), devaient reconnaître son

« aspect émouvant d’inachevé »

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et l’entériner visuellement en choisissant

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de faire figurer en bas de page nombre de fragments de localisation incertaine, ou aberrante—curieusement, la physionomie du texte posthume se rapproche alors de celle que Proust avait envisagée en 1913 au moment de la correction des placards de Du côté de chez Swann :

« peut-être mettre en “notes” n’est-ce pas possible » les parties qui feraient « longueur »

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. Préférant revenir à une édition plus « lisse », la nouvelle version de cette collection (1989)

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réintègre ces fragments à la continuité du récit, mais fournit elle aussi un abondant appareil de variantes, qui détaille presque à chaque page les difficultés présentées par le manuscrit

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et les interventions éditoriales qui ont dû être pratiquées

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. Historiquement, l’inachèvement a donc contraint l’éditeur posthume à se substituer, peu ou prou, à l’auteur défaillant en corrigeant son texte, de façon à le hisser au niveau des critères minima de la lisibilité courante et de la recevabilité esthétique.

De toute évidence et par définition, aucune édition posthume ne saurait jamais être pleinement « autorisée » ni définitive, et toutes—en l’absence d’intentions finales avérées de l’écrivain—présentent le caractère d’artefact

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. Néanmoins, la découverte de la dactylographie d’Albertine disparue, en rendant manifeste l’inachèvement structurel de la Recherche du temps perdu, en révélant du même coup que l’édition originale des posthumes était une restauration inavouée, place l’éditeur contemporain devant ses responsabilités : soit assurer la pérennité du

« canon » hérité de Robert Proust, soit renoncer à la fiction de l’achèvement. Cette dernière hypothèse de travail permettrait, du même coup, d’aborder les cahiers de la mise « au net » pour ce qu’ils sont : des manuscrits, c’est-à-dire des objets avant-textuels complexes, pluridimensionnels, où les lacunes, les doublons, les contradictions, les additions mal intégrées, bref les « erreurs » et les négligences de toutes sortes pullulent, à l’aune en tout cas de l’idéal esthétique de cohérence et de lisibilité. Plus « moderne » peut-être en l’occurrence que ses futurs éditeurs, Proust avait été le premier à le reconnaître dans une lettre de 1917 :

[…] j’ai pris la précaution d’expliquer à ma femme de chambre où sont mes cahiers manuscrits. De sorte que si je disparaissais, le « mort saisirait le vif », et Gaston Gallimard une fois guéri saurait où trouver de moi l’essentiel, c’est à dire mon livre, qu’il pourrait faire paraître sans moi, mais en avertissant alors que ce n’est qu’un brouillon. On le verrait vite en lisant d’ailleurs !

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C’est donc le caractère et l’envergure de nos interventions

éditoriales—quasi auctoriales, en réalité—qui doivent aujourd’hui faire

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débat, dès lors que le statut inachevé de la Recherche sur son versant posthume est admis, tant pour la structure globale de l’œuvre (faillée, ouverte) que pour les microstructures phrastiques qui la constituent—

dès lors qu’est d’abord privilégié non plus le versant de la réception (le

« confort » du lecteur et la nécessité de l’érection puis du maintien de l’œuvre complète) mais celui de la création (la fidélité aux traces plurielles d’une dynamique d’écriture), fût-ce avec ses ratés ; dès lors, en bref, que l’on admet que le document (manuscrit) puisse venir, dans sa précarité esthétique, concurrencer le monument (éditorial), dans son imposante consistance.

Pour mieux faire saisir l’enjeu de ce débat esthétique, je prendrai l’exemple de la dernière phrase de la Recherche, qui figure aux folios 124 et 125 du Cahier XX. Voici comment elle a été transcrite, dans l’édition originale parue aux Éditions de la Nouvelle Revue Française (1927), puis dans les deux éditions de la « Bibliothèque de la Pléiade « (1954 et 1989). Pour faciliter la comparaison entre les diverses éditions, les différences sont notées en gras:

Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes,—entre lesquelles tant de jours sont venus se placer—dans le Temps. (édition originale, 1927, tome II, p. 261)

Du moins, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure—puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer—dans le Temps. (édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, III, 1048

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)

Aussi, si elle m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon

œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes,

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cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer—dans le Temps. (édition de la

« Bibliothèque de la Pléiade », 1989; IV, 625

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)

Les différences constatées s’expliquent par l’inachèvement de la dernière phrase, parfaitement emblématique de celui de l’ensemble de la Recherche : pour obtenir, malgré tout, une cohérence syntaxique et sémantique, tous les éditeurs ont été contraints de réintégrer certains éléments biffés sur le cahier manuscrit—non sans, pour l’édition originale, une certaine part d’invention textuelle, comme on pourra le constater en comparant cette version à la transcription diplomatique du manuscrit proposée un peu plus bas. Si l’édition originale ne comporte aucun apparat critique, André Ferré pour la « Bibliothèque de la Pléiade » de 1954 fournit quant à lui pour cette seule phrase trois notes très circonstanciées sur les difficultés que présente ici l’autographe ; l’édition de 1989 procure elle aussi un apparat critique exhaustif de variantes, apparat il faut l’avouer de lecture quelque peu byzantine, et rendu plus intelligible, incontestablement, par la reproduction en fac-similé des deux pages du manuscrit concernées—comme si le plus simple était bien malgré tout de donner à voir une complexité qui défie la description verbale

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.

In fine du texte de la Recherche dans la nouvelle édition de la

Pléiade, cette reproduction en fac-similé de deux feuillets ouvre ainsi de

manière très intéressante la voie vers une nouvelle approche éditoriale,

où le document manuscrit primerait sur l’impératif d’ériger à partir de

lui le monument opéral. Il s’agirait alors avant tout de le transcrire,

c’est-à-dire d’en donner à lire la complexité native (biffures, réécritures,

additions, reprises incessantes), mais aussi l’hétérogénéité énonciative,

du fait de la présence de nombreuses notes de régie, que les éditions

traditionnelles détachent en variantes ou en notes, quand elles ne les

négligent pas purement et simplement

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. Aucune promesse pourtant

d’échapper par cette voie de la transcription intégrale à la polyphonie

éditoriale, bien au contraire. Il suffit pour s’en convaincre de comparer,

toujours pour ces deux dernières pages du cahier XX, une transcription

linéarisée et une transcription diplomatique. Les principes de ces types

de transcription sont, on le sait, pratiquement opposés : alors que la

transcription diplomatique respecte la disposition spatiale de l’écrit, la

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transcription linéarisée cherche à retrouver la dynamique temporelle de l’écriture, en tentant de réinscrire ses différentes étapes dans leur succession chronologique (« génétique »). Voici un exemple de transcription linéarisée de la dernière phrase emprunté à Julia Kristeva, puis une transcription diplomatique, par mes soins, des mêmes passages sur les deux derniers feuillets

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:

Cahier XX, f° 124

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C’est au moment où / Du moins <Aussi> si elle [la force] m’était assez donnée pour laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre,

{ cette crainte même ferait ses do }<la crainte même> je ne manquerais pas de la marquer du sceau de ce temps dont

<aujourd’hui> l’idée s’imposait. Aujourd’hui encore/Aujourd’hui/

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F° 125

simple image du risque l’agrandit de/donne <en> multiplie en un instant la grandeur, si je ne pouvais apporter tous ces changements dans la transcription d’un univers et bien d’autres (dont la nécessité

<nécessite, si l’on veut comprendre le réel>, a pu apparaître au cours de ce récit), dans la transcription trompeuse d’un univers qui était à redessiner tout en entier, du moins étais-je décidé/<commencerais-je ne manquerais-je pas d’abord> avant toutes choses d’y <par> décrire les hommes

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comme{ ayant la longueur démesurée/sans mesure <non de leur corps mais> de leurs années comme devant—tâche de plus en plus énorme et qui finit par les accabler—les traîner avec eux et non pas seulement les corps quand il se déplacent puisque nous avons en réalité le temps que nous avons vécu reste nôtre, puisque nous avons la longueur de nos années, que c’est elles et non pas seulement notre corps que nous d[evons] avons à déplacer, tâche toujours croissante et qui finit par nous accabler à déplacer avec

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}et cela dût-il leur donner la forme d’un être/d’êtres monstrueux/monstrueusement et indéfiniment prolongés comme occupant une place plus importante/infini[ment]/une : infiniment plus/<autrement>

considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place dans le Temps. Ce/et, cela dût-il leur donner la/une forme monstrueuse/une place indéfiniment prolongée <les faire ressembler à des êtres hideusement fabuleux monstrueux> d’être hideux <comme occupant> une <place/étendue> place <place> prolongée sans mesure dans le Temps./autrement considérable que <si> considérable <à côté de> celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure dans le Temps, puisqu’ils peu[vent]

touchent simultanément à/à des <comme des géants plongés dans les années> des époques si distantes vécues par eux, si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.

Fin

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(8)

Première remarque : par rapport aux éditions « traditionnelles », il est indéniable qu’avec ce type d’édition un effort considérable serait exigé du lecteur—effort plus considérable sans doute dans le cas de la transcription linéarisée, qui (plus encore que la transcription diplomatique—mais elle est nettement souhaitable à ses côtés aussi) exige, pour être vraiment intelligible, la présence en regard du fac-similé (paradoxe, puisque c’est le manuscrit qui doit alors aider à déchiffrer la transcription !). Deuxième remarque, corollaire : une édition intégrale des cahiers manuscrits de la mise « au net » effectuée selon l’une ou l’autre de ces méthodes ne pourrait s’adresser qu’aux lecteurs spécialistes et aux érudits, et l’édition « traditionnelle » des volumes posthumes a de beaux jours devant elle. Il n’en reste pas moins que seule la transcription intégrale permettrait de prendre la mesure du travail complexe effectué et laissé « in progress » par l’écrivain—et, accessoirement, pour ceux qu’intéresse l’histoire des éditions de la Recherche du temps perdu, de comprendre les diverses « réductions », simplifications, voire altérations opérées à partir de 1927. On opterait plutôt en faveur du protocole diplomatique, préférable pour son moindre interventionnisme interprétatif, sa lisibilité supérieure et son potentiel propédeutique : à condition de la présence du fac-similé, il permet au lecteur de faire l’apprentissage du déchiffrement direct du manuscrit, voire de contrôler ou de corriger les leçons proposées par l’éditeur.

Mais une telle édition devrait-elle, pourrait-elle même, être réalisée sous la forme traditionnelle de l’imprimé ? On peut en douter, dans la mesure où les cahiers manuscrits « au net » déjouent en partie la linéarité du codex. L’écriture proustienne par « surnourriture »

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, par ajouts dans les marges, sur les versos puis sur papiers collés (les fameuses « paperoles ») déploie, autour du « tronc » des lignes principales sur les rectos, toute une arborescence dont les rameaux textuels sont parfois « flottants » (l’écrivain ayant négligé de préciser leur point d’insertion, ou laissé celui-ci suspendu, en attente)

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, parfois aberrants (une digression conséquente venant s’intercaler au sein même d’une phrase et en interrompre le flux)

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. L’édition électronique paraît alors mieux à même de gérer cette pluri-dimensionnalité sans la réduire au lit de Procuste du livre. Contrairement à la page en effet, l’écran fonctionne comme un nouveau « volumen » au déroulement virtuellement indéfini.

La paperole peut alors être transcrite sans plus avoir soit à être rejetée

en bas de page ou en variante, ou inversement incarcérée, plus ou moins

arbitrairement, dans les lignes principales : elle peut être transcrite en

son lieu, sans que des limites soient imposées par le support à son

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développement adventice ; la question de son insertion serait résolue visuellement, par la reproduction des traits de jonction éventuellement placés par l’écrivain, ou, en leur absence ou cas d’ambiguïté, la simple juxtaposition. Enfin, des liens hypertextuels pourraient, dans le cas par exemple d’ajoutages ou de paperoles laissées en état de « flottement » par l’écrivain, permettre de proposer plusieurs insertions possibles. Des parcours, des trajets démultipliés se dessineraient ainsi : c’est donc à une tout autre expérience de lecture qu’inviterait ce type d’édition du manuscrit, une lecture-parcours, comme zigzagante, à son gré entravée (ou enrichie) de parenthèses, d’intercalages, de détours. Dans la mesure où on trouverait là, dans l’invitation à emprunter ces pistes

« secondaires » et à suivre ces écarts, comme l’écho de traits stylistiques—accumulation, retardement, digression—depuis longtemps reconnus comme typiquement « proustiens », il ne semble pas illégitime d’affirmer qu’une édition hypertextuelle des cahiers du manuscrit « au net », pour déroutante qu’elle soit, serait congruente avec l’esthétique de l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Le feuilletage temporel d’une lecture éclatée, étoilée en lexies

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, constituerait, à distance, la réponse à une écriture feuilletée, qui n’eut pas le loisir de résoudre en un fondu et un « fini » parfaits sa complexité génétique. En un sens, les cahiers « au net » de Proust sont demeurés très en deça de l’idéal stylistique du

« vernis des maîtres » que l’écrivain trouvait réalisé en 1904 dans Le Visage émerveillé d’Anna de Noailles :

[…] une espèce de fondu, d’unité transparente où toutes les choses […]

sont venues se ranger les unes à côté des autres dans une espèce d’ordre, pénétrées de la même lumière, vues les unes dans les autres, sans un seul mot qui reste au-dehors, qui soit resté réfractaire à cette assimilation […]

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Indubitablement, les cahiers « au net » présentent plutôt l’apparence d’un objet tridimensionnel, volumineux, voire hérissé de ces

« mots qui restent au-dehors », d’éléments qui sont « restés réfractaires à l’assimilation ».

Peut-être se choquera-t-on de ce que je parle de « progrès » avec de

telles perspectives éditoriales (toutes virtuelles, que le lecteur se rassure),

perspectives dont on dira qu’elles promettent la déconstruction d’un objet

culturel majeur, d’une icône aujourd’hui quasi universelle, À la recherche

du temps perdu, plutôt que la production de nouvelles formes

esthétiquement satisfaisantes. L’édition diplomatique intégrale des cahiers

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« au net », au format hypertextuel, ouvrirait d’ailleurs la boîte de Pandore de la genèse: car pourquoi faudrait-il se limiter à l’édition du dernier stade génétique, et s’interdire de relier les cahiers « au net » avec les cahiers de brouillon ou d’additions qui les ont précédés et auxquels ils empruntent des pages

26

, voire avec les dactylographies

27

et les placards d’imprimerie

28

? L’œuvre courrait-elle alors le risque d’être asphyxiée et de disparaître sous la masse de sa propre genèse ?

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De devenir presque illisible ? La question est réelle, et sans réponse rassurante : l’inachèvement de la Recherche du temps perdu—celui des cahiers « au net » indépendamment même de l’épineuse question d’« Albertine disparue »—doit-il être masqué, adouci autant que faire se peut sous les apparences lisses de l’œuvre complète, ou les aspérités du document brut données à lire ? Quelle fidélité pratiquer ? Celle aux traces, parfois incohérentes, laissées par l’écrivain, ou celle à son intention de faire œuvre, œuvre « fondue », œuvre une ? Faut-il mettre l’accent sur la fragmentation, rendre patent le morcellement primitif du texte en lexies, ou continuer à échafauder des reconstructions et des intégrations certes hypothétiques, mais plausibles, et qui assurent une lisibilité fluide et continue ? Il est tout à fait loisible d’imaginer que, dans quelques années, deux types d’édition coexisteront, l’une à vocation plus « populaire » (sans valeur péjorative), et l’autre plus « scientifique », pour des usages distincts, voire complémentaires.

On préconisera peut-être de s’en tenir, pour ce dernier type d’édition, à des solutions de compromis. L’une pourrait être une édition électronique des cahiers « au net » qui conserve l’étoilement des parcours dessinés par les additions, mais ne procure pas le détail de l’ensemble des ratures et des passages biffés, autrement dit propose un texte plus

« lisse », plus facilement accessible au lecteur familier du Temps retrouvé canonique : on « gagnerait » toutefois la possibilité d’une lecture ramifiée, arborescente, conforme au feuilletage des temporalités dans le manuscrit. Un autre compromis pourrait être une édition diplomatique intégrale, mais cette fois au format du livre, ce qui préserverait au moins le confort d’un autre « feuilletage », celui des pages, quitte à devoir intercaler les paperoles dans une linéarité plus ou moins forcée.

Lointains horizons, sans aucun doute. Pourtant, les éditions les plus

traditionnelles dans leur forme, certaines d’entre elles en tout cas,

avaient déjà tenté des incursions dans ces autres voies : en procurant

certaines additions en bas de page, ce qui constituait un premier

étoilement du texte (1954) ; en intégrant certaines notes de régie au fil

du récit, ce qui témoignait de la plurivocité énonciative du manuscrit

(1986) ; en proposant des fac-similés, ce qui attestait de la complexité du

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document de base (1989). Ne fût-ce qu’en généralisant, systématisant et réunissant toutes ces innovations sous le chef d’une seule et même édition, on parviendrait à une approximation plus éclairante de l’inachèvement dont témoignent les cahiers manuscrits « au net ».

Quelles voies emprunteront à l’avenir les éditions proustiennes à vocation scientifique pour la fin d’À la recherche du temps perdu ?

Notes

1. Correspondance de Marcel Proust (= Corr.), texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, tome XXI, p. 372-373 ; lettre datée de [vers le 21 juillet 1922].

2. Avec le complément en 1985 de treize cahiers en provenance de la collection Jacques Guérin.

3. Sur l’ensemble des questions posées par ce manuscrit publié pour la première fois en 1987 (Grasset), voir mon ouvrage à paraître chez Champion : Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue ».

4. Voir à ce sujet Robert Proust et la Nouvelle Revue Française, Les années perdues de la Recherche. Correspondance pour l’édition des volumes posthumes d’ À la recherche du temps perdu, édition établie par N. Mauriac Dyer avec la collaboration d’Alain Rivière et Pierre-Edmond Robert, Gallimard, 1999.

5. À la recherche du temps perdu, édition établie et présentée par Pierre Clarac et André Ferré, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1954, III, 1119.

6. Corr., t. XII, p. 211 ; lettre datée de la [seconde quinzaine de juin 1913]

à Louis de Robert.

7. À la recherche du temps perdu, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, IV, Le Temps retrouvé, texte établi et annoté par Pierre- Edmond Robert et Brian Rogers, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989.

8. Quelques exemples de ces variantes dans le tome IV : « lecture conjecturale » (278 b, passim), « addition marginale inachevée […] l’auteur n’a pas indiqué son insertion dans le texte et a laissé subsister plus bas une rédaction vraisemblablement plus ancienne » (450 b), « addition manuscrite qui figure sur un papier collé semble-t-il par erreur » (471 a), « passage inachevé » (491 a), « figure sur un béquet collé par erreur » (506 a),

« l’insertion de cette addition marginale est mal indiquée par Proust » (534 b),

« l’insertion de cette addition marginale n’a pas été indiquée par Proust » (593 a note 1), « en fait la place de cette addition marginale n’a pas été indiquée par Proust » (612 b note 1), etc. Il faut également compter avec la détérioration matérielle du papier.

9. Ibid. : « nous suppléons ces deux mots illisibles sur le manuscrit » (282

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d), « nous restituons le texte biffé » (350 c), « nous n’avons pas suivi pour des raisons de sens l’indication de Proust » (416 a), « passage non biffé que nous supprimons en raison de son double emploi » (468 b), « nous déplaçons, pour des raisons de sens, l’addition manuscrite de Proust » (477 c), « nous déplaçons cette addition de quelques lignes » (499 a), « nous supprimons, pour des raisons de sens, la fin de la première addition […] et le début de la seconde » (528 a), « on trouve dans le manuscrit deux versions du passage qui suit ces mots […] nous retenons la seconde » (577 b), « nous ne donnons pas, dans la version définitive, [c]e passage […] en raison de son double emploi et de son inachèvement » (589 a note 2), « nous ne reprenons pas l’addition interlinéaire […] qui est en fait quasiment semblable à la correction interlinéaire située quelques lignes plus haut » (610 a), etc.

10. Voir déjà à ce sujet les remarques d’Anne Herschberg Pierrot, « Éditer Proust », Cahiers de textologie 2, (1988), p. 121-131, en particulier la p. 131 :

« Ce qu’apprend en tout cas l’édition proustienne, c’est la relativité de l’entreprise éditoriale, son caractère foncièrement historique, aussi la difficulté qu’il y a à parler d’édition “définitive” ou “conforme aux intentions de l’auteur”. Lorsqu’il y a inachèvement, le travail d’éditeur ne peut consister à remplacer l’auteur pour achever son texte : il ne peut s’accomplir qu’en explicitant ses propres règles de construction, sans chercher à masquer les ruptures, les incohérences éventuellement, les ouvertures du divers ».

11. Corr., t. XIX, p. 761, lettre à Berthe Lemarié de la [première quinzaine de janvier 1917].

12. Cette version est reproduite sans modification dans Le Temps retrouvé, édition établie par Bernard Brun, GF-Flammarion, 1986, p. 463.

13. Eugène Nicole, dans son édition du Temps retrouvé (Le Livre de Poche

« classique », 1993), reprend cette version avec quelques modifications minimes de ponctuation (p. 490).

14. À la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1989, IV, 1318-1319.

15. À l’exception notable de l’édition établie par Bernard Brun (op. cit.), qui les intègre parfois au fil du texte, marquant ainsi la coexistence, dans le cahier manuscrit, des niveaux narratif et rédactionnel.

16. Les barres obliques y notent les phénomènes de surcharge.

17. « L’écriture comme transsubstantiation : la dernière phrase », in : Brouillons d’écrivains, Marie Odile Germain et Danièle Thibault (éd.), Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 83. Julia Kristeva explicite ainsi les conventions adoptées, puisque en effet ce type de transcription implique le recours à divers signes diacritiques : « les mots raturés sont notés en italiques, les barres obliques (/) séparent les ratures successives, les crochets obliques (< >) encadrent les additions, les accolades ( { } ) indiquent les additions en marge ».

18. « papier collé. Tout est raturé sauf <Aussi>. La feuille suivante (suite de [123]) ne correspond que de façon approximative » [Note de Julia Kristeva].

19. « Tout le passage est barré d’une croix » [Note de Julia Kristeva].

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20. « Tout ce passage en marge est barré d’une croix » [Note de Julia Kristeva].

21. Voir Corr., t. XVIII, p. 226, la lettre datée de [vers le 22 mai 1919] à Gallimard.

22. Voir par exemple telle note de régie qui compromet la mise en place d’une paperole :« Tout cela, c’est-à-dire la marge, puis le haut du papier, puis le papier d’en bas, mieux plus tard […] » (« Bibliothèque de la Pléiade », 1989, IV, 502, var. a).

23. Voir par exemple « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, III, 959 la note 1 : « Nous plaçons en bas de page un béquet marginal en le rattachant à l’endroit exact où Proust l’a inséré, au milieu d’une phrase dont il briserait la construction ». Le béquet viendrait en effet s’insérer au point où l’éditeur a placé un astérisque : « Dès que j’eus fini de parler au prince de Guermantes, Bloch se saisit de moi et me présenta à une jeune femme qui avait beaucoup entendu parler de moi par la duchesse de Guermantes* et qui était […] » (ibid.).

24. Selon son théoricien George P. Landow, avec l’hypertexte, « the text appears to fragment, to atomize, into constituent elements (into lexias or blocks of text) ; and these readings units take on a life of their own as they become more self-contained, because they become less dependent on what comes before or after in a linear succession » (Hypertexte 2.0 : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore/London, The Johns Hopkins University Press, 1997, p. 64 ; cité par Dirk Van Hulle,

« Authenticity or Hyperreality in Hypertext Editions. Notes Towards a Searchable “Recherche” », Human IT, 1 (1999). Van Hulle rappelle également la définition barthésienne de la « lexie » dans S/Z, reprise par Landow : « On étoilera donc le texte, écartant, à la façon d’un menu séisme, les blocs de signification dont la lecture ne saisit que la surface lisse, imperceptiblement soudée par le débit des phrases, le discours coulé de la narration, le grand naturel du langage courant. Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts fragments contigus, qu’on appellera ici des lexies, puisque ce sont des unités de lecture ».)

25. Corr., t. IV, p. 156 ; lettre du [12 ou 13 juin 1904].

26. Pages copiées ou directement transférées, par découpage et collage.

27. On songe bien sûr à l’exemple classique du souvenir de la lecture de François le Champi, découpé par Proust sur la dactylographie primitive de

« Combray » (Cahier 10), réservé et collé dans le Cahier XIX ; voir Volker Roloff, « “François le Champi” et le texte retrouvé », Cahiers Marcel Proust 9, Études proustiennes III, 1979, p. 259-287.

28. Voir par exemple le passage biffé sur les épreuves du Côté de Guermantes I et transféré sur une paperole dans le Cahier XX (Le Temps retrouvé, éd. GF-Flammarion, la note 135 de Bernard Brun, et « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, IV, 559 var a note 1).

29. C’est déjà ce que Roger Shattuck reprochait à la nouvelle édition de la

Pléiade, du fait de la publication des variantes et surtout des « Esquisses »,

(14)

c’est-à-dire d’extraits des cahiers de brouillon : « « This impressive cross-

referencing of versions and revisions and rejections conjures away the work. À

la recherche du temps perdu has been thrown back […] into a vast reservoir of

amorphous material » (« Looking Backward : Genetic Criticism and the

Genetic Fallacy », FLS, Volume XXVI, 1999, p. 9).

参照

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