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Un lecteur russe de Rousseau,

juge de la société française de son temps:

Denis Ivanovitch Fonvizine

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Jacques PROUST

Fonvizine est un écrivain russe de la fin du

xvme

siècle. Il passa quelques mois en France, avec sa femme, à la fin de 1777 et en 1778. Il a laissé un certain nombre de lettres, en russe, écrites au cours de ce voyage.

Ces lettres, en grande partie inédites en français, feront bientôt l'objet d'une édition critique et commentée que je prépare en collaboration avec Henri Grosse, de Montpellier, et Piotr Zaborov, de Saint-Pétersbourg, pour la collection «Archives de l'Est» lancée par la société d'édition Universitas.

Nous avons plusieurs bonnes raisons de nous intéresser à Fonvizine.

C'est un grand écrivain, et il est dommage que la partie de son œuvre qui intéresse directement la France soit ignorée des lecteurs non russes.

D'autre part, le regard qu'il jette sur la société française à la veille de la Révolution est un regard étranger, c'est aussi le regard d'un homme très cultivé, qui a lu nos philosophes: la réalité française est donc doublement réfractée dans ses lettres, à travers le prisme d'une expérience étrangère, à travers les lectures françaises d'un étranger. Enfin la collaboration qu'il pennet, entre deux chercheurs français et un russe, est exemplaire des in- nombrables fonnes de coopération rendues possibles par la réintégration récente - et encore bien menacée - de la Russie dans le con -

. 1 Ce texte est la reprise de l'un des deux séminaires qui ont eu lieu le 24 et 25 septembre 1991 à l'Université Rikkyo. Il est dommage que l'on ne puisse pas publier celui de l'autre (Du dessin topographique au paysage romantique au tournant du J 8e au 19e siir:le (Rousseau. Sénancour, I.aborde, Turner)) à cause de la reproduction difficile des diapositives de Laboroe et de Turner qu'ont tant admirées les paticipants. [Note de l'éditeur].

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cert européen.

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Fonvizine est né à Moscou en 1745, mort à Saint-Pétersbourg en 1792.

Il avait trente-deux ans lors de son séjour en France. Il avait reçu une bonne formation d'humaniste à !Université de Moscou et il s'était déjà il- lustré au théâtre par une comédie, Le Brigadier, écrite entre 1766 et 1769.

Cette pièce était une satire violente de la gallomanie qui régnait alors dans la noblesse russe. Elle plut beaucoup à l'impératrice, Catherine, et au Grand-Duc Paul, son fils. Fonvizine devint alors le secrétaire de Nikita Panine, ministre des Affaires étrangères de Russie. Il devait le rester jusqu'en 1782.

Fonvizine n'était pas seulement un auteur dramatique brillant Lorsqu'il vint en France, il avait déjà derrière lui une œuvre variée. Il avait colla- boré à plusieurs journaux de Novikov (Le Bourdon, Le Babillard, Le Peintre), et il entretenait une abondante correspondance, notamment avec le général Pierre Panine, le frère du ministre, avec sa sœur Feodossia Ivanovna, dite Fédia, et avec plusieurs diplomates comme Iakov lvanovitch Boulgakov. C'était aussi un traducteur apprécié. Il avait traduit Alzire, la tragédie de Voltaire, alors qu'il était encore étudiant à Moscou. Il avait traduit également en 1777 l' Eloge de Mme-Aurèle, de Thomas. Cette traduction, qui parut à Saint-Pétersbomg en 1778, est révélatrice de ce qui attirait le plus Fonvizine dans la culture française: Thomas était un auteur chrétien qui parlait le langage de la philosophie. Fonvizine était lui-même revenu à la foi orthodoxe en 1769 après avoir été longtemps séduit par le radicalisme des philosophes français. Il aimait, dans le livre de Thomas, l'éloge que celui-ci faisait du gouvernement d'un prince juste et vertueux, soucieux de ménager la liberté de ses sujets et de protéger leurs biens.

Transposé dans le contexte russe, l'exemple de Marc-Aurèle constituait une critique du gouvernement de Catherine Il, en même temps qu'un modèle pour le Grand-Duc. Le livre, paru en France peu après l'avènement de Louis XVI, était également une critique sourde de Louis X.V.

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Un lecteur russe de Rousseau juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizin~

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Toutes les lettres de France n'ont pas été conseivées. Toutes, du moins, n'ont pas été retrouvées. Il nous manque en particulier celles que Fonvizine écrivit à Nikita Panine, le ministre, et celles qu'il reçut de lui. Il était vraisemblablement chargé d'une mission secrète en France, au mo- ment où Louis XVI allait s'engager à fond dans la guerre contre l'Angleterre aux côtés des Insurgents d'Amérique, et où Benjamin Franklin, qu'il rencontra plusieurs fois à Paris, était devenu la coqueluche de la noblesse et des philosophes.

Le corpus qui sera publié dans la série «Archives de l'Est» contient dix-neuf lettres. Deux furent écrites de Varsovie le 29 septembre 1777, pendant le voyage de Saint-Pétersbourg à Montpellier, par Dresde, Mannheim, Strasbourg, Besançon et Lyon. Huit sont écrites de Montpellier, où les Fonvizine passèrent l'hiver (Mme Fonvizine était malade et elle se fit soigner par l'un des plus grands professeurs de l'Université de médecine). Huit sont écrites de Paris. La dernière fut postée le 29 septembre 1778 à Aix-la-Chapelle, pendant le voyage de re- tour. Elles sont adressées aux correspondants habituels de !'écrivain; huit à Fédia (ce sont les plus familières et les plus colorées); trois à l'ambas- sadeur Boulgakov (ce sont surtout des lettres d'affaires); huit à Pierre Panine (elles ont parfois le même contenu que les lettres à Fédia, mais elles sont plus compassées et plus formelles).

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On pourrait s'amuser à déceler dans l'écriture même de Fonvizine, et en dépit de la différence des langues, la marque de !'écrivain français qui plus ou moins consciemment l'inspire selon les occasions et selon !humeur.

Dans ses contributions aux journaux de Novikov, il avait souvent adopté la forme épistolaire, calquant son style sur celui du personnage qui était censé écrire au journal. On retrouve la même faculté de mimétisme dans les meilleurs passages des Lettres de France.

Il est très vraisemblable qu'il a pensé aux Lettres Persanes de

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Montesquieu lorsqu'il s'est trouvé, à Montpellier surtout, dans la situation de l'étranger venu de loin, qui attire les regards des curieux et à qui sa naïveté même permet de voir ce que les autochtones ne voient plus.

Fonvizine n'est pas plus naïf que les Persans de Montesquieu, mais il lui plaît de le paraître. Cela nous vaut de petits chefs-d'œuvre d'humour, comme cette description de la séance inaugurale des Etats du Languedoc:

Ce spectacle méritait l'intérêt des étrangers, aussi bien par la ma- gnificence avec laquelle ce rite était célébré que par l'étrangeté des an- tiques coutumes observées dans cette occasion. L'assemblée était très nombreuse et réunie dans la salle d'un vieil édifice appelé Gouvernement des Etats. Anivés à lheure convenue et ayant pris leur place, tous attendaient l'arrivée du comte de Périgord, qui représentait la personne du roi. Dès qu'elle fut annoncée, toute la noblesse se porta à sa rencontre et lui, en habit de chevalier et en chapeau, monta sur l'estrade construite pour la circonstance et s'assit dans un fauteuil sur- monté d'un dais; à sa droite l'archevêque de Narbonne et douze évêques; à sa gauche la noblesse en habits anciens de chevaliers et en chapeau. La séance commença par la lecture, faite par un syndic, d'une description historique de l'ancien royaume de Montpellier. Une fois évoqués les temps des anciens rois et le passage de Montpellier sous la domination des souverains français, il fut dit pour conclure qu'il fallait donner de l'argent au monarque actuel. Le comte de Périgord prononça ensuite un discours très émouvant dans lequel il expliquait que le de- voir des sujets fidèles était de payer régulièrement leurs impôts. Son éloquence toucha jusqu'aux larmes de nombreux auditeurs. L'intendant, à son tour, prononça aussi un discours dans lequel, s'étendant large- ment sur l'action de la nature et de l'art, il fit l'éloge du climat de ce pays et du caractère industrieux de ses habitants. A son avis, la clarté même du ciel du pays doit contribuer au paiement régulier des impôts.

Après lui l'archevêque de Narbonne fit un discours édifiant Parcourant l'histoire entière du commerce, il en présenta avec beaucoup d'élo- quence les avantages et les ressources et conclut en disant que grâce au commerce, auquel il engageait fortement ses auditeurs, le Seigneur leur donnerait en récompense le double de la somme qu'ils allaient consen- tir à donner à leur souverain.

Chacun de ces discours s'accompagnait d'un compliment à l'adresse des éminents confrères. L'intendant fit l'éloge de l'archevêque,

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Un lecteur russe de Rousseau, juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizine

l'archevêque celui de l'intendant, tous deux vantèrent Périgord et Périg- ord les vanta tous les deux. Puis tout le monde se rendit à la cathédrale, où fut chanté un office de reconnaissance, pour remercier le Seigneur d'avoir maintenu chez les habitants la volonté unanime de payer ce qui, de toute façon, leur aurait été pris de force.

Si Fonvizine ne cesse de se poser la question: «Comment peut-on être français?» c'est que ses interlocuteurs montpelliérains, sauf rares excep- tions, ne cessent de se demander devant lui: «Comment peut-on être russe?» Il passe pour un «grand seigneur», possédant «une fortune im- mense», parce qu'il se permet d'avoir du feu dans sa cheminée. Sa redin- gote de zibeline ornée de glands et de nœuds en or suscite des cris d'admi- ration, comme son manchon dhennine, que tout le monde veut caresser, et sa bague qui est vraiment énonne. Le compliment qui le réjouit le plus est: «Vous n'avez point l'air étranger du tout», assorti aussitôt d'un «le vous en fais bien mon compliment».

J'ai dit que Fonvizine était revenu en 1769 à la foi orthodoxe. Mais il n'était nullement bigot, et la satire qu'il fait des pratiques catholiques ro- maines est patfois digne du meilleur Voltaire. Il lui emprunte dans ces cas- là deux procédés éprouvés. L'un consiste à focaliser l'attention du lecteur sur des détails qui paraissent grotesques lorsqu'ils sont détachés du con- texte qui leur donne sens; l'autre consiste à jouer du contraste entre le russe et le français, soit qu'un fragment de texte, en français, vienne se mettre en travers du texte russe, soit qu'une réalité décidément française soit désignée par un mot russe (pope pour prêtre, par exemple). Voici ce que cela donne dans la description d'une messe à laquelle les Fonvizine ont assisté à Montpellier:

La messe fut célébrée par l'évêque du lieu; il s'habillait en public, mais pas au milieu de l'église; un peu de côté. Les popes, en grandes perruques, se tenaient sur deux rangs, l'un tournant le dos à l'autel, l'autre tournant le dos au peuple. Sais-tu qui habillait Son Excellence?

Ses propres laquais, en livrée. Ils lui mettaient son chapeau, lui don- naient de l'eau pour se laver, avançaient son fauteuil. /Je me tordais de rire en voyant cette comédie et, me mordant les lèvres, je demandai à mon voisin pourquoi ces laquais en livrée se mêlaient aux popes. -

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Monsieur, me répondit-il, c'est pour augmenter la pompe. Ce n'est que les jours de grande fête que l'évêque officie accompagné de sa livrée [en français dans le texte]. Ce qui m'a le plus amusé, c'est le contraste entre les popes en grandes perruques et les enfants du chœur [en français], c'est-à-dire des flandrins d'une vingtaine d'années dont les têtes étaient rasées comme la main. Ces tondus tiennent des encensoirs suspendus à de longues chaînes et encensent en les lançant à deux brasses au moins. Je me suis adressé à une femme assise non loin de moi et lui ai demandé pour quelles fautes ces pauvres enfants étaient si impitoyablement rasés. Elle me répondit très sérieusement qu'ils étaient rasés parce que, servant à l'autel, ils étaient tenus d'être d'une propreté impeccable. J'ai oublié de te dire, ma chère amie, que le chapeau de l'archiéreï [mot russe pour désigner un ecclésiastique d'un rang supérieur au pope] est fait d'un tissu mou qui se gonfle et qui, par sa forme, ressemble beaucoup au bonnet de nos bouffons. Un laquais en livrée ôtait pieusement le chapeau de l'archiéreï,le pliait cérémonieuse- ment en six et se le mettait dans la poche puis, l'ayant de nouveau déplié, il le remettait pieusement sur la tête de l'archiéreï. Dieu sait quelle messe ils célébraient là: je n'en ai pas trouvé le sens. Le sermon fut prononcé par un autre archiéreï. Arrivé à la moitié, il s'arrêta tout court, et tout le monde se mit à bavarder. Je demandai ce que cela voulait dire. On me répondit que l'archiéreï était fatigué, qu'il se repo- sait et que, quand il se serait reposé, il dirait ce qui lui restai à dire. Et en effet quelques minutes plus tard, on se tut de nouveau, et il reprit son homélie.

Fonvizine eut le privilège de voir et même de côtoyer Voltaire dans les derniers temps de sa vie, celui-ci étant revenu de Ferney à Paris au mois de février 1778, pour y mourir, le 30 mai, après un dernier feu d'artifice de·

mondanités littéraires. Il parle abondamment dans ses lettres de mars et d'avril des grands événements qui jalonnèrent ces semaines folles: le couronnement du buste de Voltaire sur la scène du Théâtre-Français, le 30 mars; la représèntation d'Alzire, le 27 avril (la pièce même que Fonvizine avait traduite en russe dans sa jeunesse).

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Fonvizine en revanche ne rencontra pas Rousseau. Il était pourtant très

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. Un lecteur russe de Rousseau juge dé la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizin~

désireux de le voit: Il l'avait lu, naturellement, mais surtout il savait que sa sœur l'admirait comme la plupart des femmes cultivées d'Europe: «Tœ Rousseau ... », écrit-il dans une lettre du 22 mars 1778. Et plus tard (5 juil- let): «Tu as raison de dire qu'il est peut-être le plus respectable et le plus honnête de messiaus les philosophes de notre siècle.»

Jean-Jacques, lorsque Fonvizine arriva à Paris, vivait dans une demi- retraite au centre ville, rue Plâtrière, dans une sorte de grenier où il copiait de la musique pour vivre, servi par Thérèse dont il avait fini par faire sa femme. «Ton Rousseau vit à Paris comme un ours dans sa tanière», écrivait-il à sa sœur. Ce cliché lui plaisait, assurément, puisqu'il le reprend dans une lettre du 30 avril à la même Fédia: «A part Rousseau qui s'est en- foui au fond de sa chambre comme un ours dans sa tanière, j'ai vu tout ce que Paris compte de meillaus écrivains.»

Dans la réalité, Rousseau ne vivait nullement en ours. Il voyait même beaucoup de monde, car la rue Plâtrière était devenue un lieu de pèleri- nage et, dans les lmit années qu'il y vécut, plus d'un grand seigneur vint lui faire sa cour. Il recevait leur hommage en robe de chambre et en bonnet, leur parlait de vertu, de liberté, de fraternité, leur lâchait quelque bon paradoxe, et ils s'en allaient contents. Le duc de Croy, par exemple, a laissé dans son Journal, à la date du 22 mars 1772, la relation pour ainsi dire canonique d'une de ces visites.

Fonvizine avait projeté d'y aller aussi Il raconte cela dans une lettre à Panine du 5 juillet 1778. Un certain abbé devait l'introduire dans la tanière de l'ours. Las, Rousseau avait déjà quitté la rue Plâtrière pour aller se refugier chez le marquis de Girardin, à Ennenonville. Il était mort là le 2 juillet La nouvelle de sa mort fut connue à Paris le 5, grâce au Journal, de Paris. Fonvizine qui le lisait régulièrement et qui recevait aussi le Mercure de France et le Courrier de l'Europe parle beaucoup dans ses let- tres de juillet et d'août à Fédia et à Panine de cette mort et du mystère dont elle fut longtemps entourée. Il crut d'abonl que Rousseau s'était tué, après avoir découvert que Thérèse avait vendu une copie des Corifessions à un libraire hollandais. Il écrit, le 5 juillet: «On a trouvé sur son corps une pe- tite blessure au cœur; on raconte qu'il s'est enfoncé une épingle dans le cœur, d'autres disent un canif.» En août, la vigoureuse riposte du marquis de Girardin n'a pas réussi à désarmer la calomnie. Fonvizine croit alors

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que Rousseau s'est empoisonné au cours d'une dernière promenade champêtre, et qu'il est mort paisiblement auprès de Thérèse: «Resté avec elle, il l'embrassa comme quelqu'un qui part pour toujours. Puis il ouvrit une fenêtre, regarda le ciel en disant à sa femme, dans un très grand trans-

port, qu'il se pénétrait de la majesté du Créateur en contemplant le mag- nifique tableau de la nature. Ce transport dura encore quelques minutes, puis [il] tomba mort.»

Fonvizine évoque encore, dans la même lettre, la prépublication de la préface des Confessions dans le Journal de Paris du 30 juillet et le Mercure du 5 août. Il cite aussi un passage bien connu des Confessions, enregistré oralement par un de ses amis au cours d'une des nombreuses lectures publiques qui furent faites du manuscrit, du vivant même de Rousseau. C'est l'histoire de la servante pour qui Jean-Jacques avait volé, et à qui il avait voulu faire une surprise agréable en cachant l'objet du vol dans sa malle: «Cependant, on s'était aperçu de la disparition. On s'était mis à chercher l'objet partout et on l'avait retrouvé dans la malle de la fille. Cette malheureuse, par crainte de la question, s'était attribué le vol.

Rousseau n'avait pas eu le courage de la disculper et l'innocente avait été soumise à la question comme une criminelle.»

On sent bien, au choix que Fonvizine a fait de l'anecdote, parmi les dizaines qui couraient dans Paris, que son admiration pour Rousseau n'est pas absolument sans mélange. Cela doit nous inciter à quelque prudence dans l'appréciation de ce qu'il y a d'apparemment «rousseauiste» dans les Lettres de France.

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Le rousseauisme de Fonvizine, qui n'est jamais explicite, s'exprime principalement sur deux plans.

D'abord sur le plan moral.

Fonvizine a sans doute lu le Discours sur l'origine de l'inégalité et I.a Nouvelle Hélo'ise. La vision qu'il a en tout cas de la France est celle d'une société profondément inégalitaire. Ce n'est pas qu'il rêve de changer l'or- dre social, en France ou en Russie: il appartient lui-même à la noblesse; sa femme est la fille d'un riche marchand. Mais il reproche aux grands d'être

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Un lecteur russe de Rousseau, juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizine

plus soucieux de paraître que d'assumer les devoirs de leur état, et il plaint les pauvres d'être encore enfoncés dans leur misère par l'ignorance et la superstition. La noblesse, qui devrait être cultivée, «est d'une ignorance crasse». Les gens du monde sont surtout de «beaux parleurs». Les gens compétents dans leur domaine, professeurs de philosophie ou de droit, par exemple, reçoivent des honoraires misérables. Les charges «s'achètent sans qu'on s'enquière de savoir si l'acheteur a les connaissances requises par son office» La plupart des notables sont, ou des «gueux» qui n'ont même pas de quoi se payer un domestique, ou des «arrogants» qui toisent tout le monde de haut dès qu'ils ont un sou en poche; Le linge de table, chez les plus riches, est «si épais et si mal lavé que l'on éprouve du dégoût à s'essuyer les lèvres». Quand Fonvizine s'étonne, on lui répond que «cela ne se mange pas». On porte de magnifiques manchettes de dentelle, mais la chemise elle-même est de toile grossière: c'est, lui dit-on, que «cela ne se voit pas». Politesse, amour-propre, honneur, toutes ces vertus que l'on prête de loin aux Français ne sont qu'apparence: «Toute l'honnêteté est en paroles et plus quelqu'un fait de belles phrases, plus il faut se défier de quelque tromperie. Ni la race, ni les signes extérieurs de l'honneur n'empêchent nullement de s'abaisser aux duperies les plus viles dès qu'il est· question du plus petit profit». Suit un développement qui ne déparerait pas une des lettres écrites de Paris par Saint-Preux à Julie: «La déprava- tion des mœurs a atteint un tel degré qu'une vilenie n'est plus punie par le mépris; les gens qui sont réellement les plus honnêtes n'ont pas la moindre fermeté pour distinguer le chenapan de l'homme honnête: ils considèrent qu'une telle façon de faire irait contre la politesse française ... L'expérience prouve que chaque vice cherche à se dissimuler sous l'apparence de la vertu qui en est la plus proche. Par exemple, l'avare se dit économe, le prodigue s'approprie la générosité et les gens frivoles et peureux - la po- litesse».

A la limite, tout est trompe-l'œil, mise en scène, spectacle: «Pour le prouver, je dirai qu'ici on applaudit à propos de tout et de n'importe quoi, et même au point que si l'on exécute quelque malheureux et que le bour- reau pende bien, tout le public l'applaudit bruyamment, tout comme un ac- teur dans une comédie.»

Un événement bien parisien qui s'est produit le 16 mars a révélé à

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Fonvizine jusqu'où pouvait aller la vanité française. Un duel a opposé ce jour-là, au Bois de Boulogne, le comte d'Artois, frère du roi, et le duc de Bourbon. A l'origine, une banale histoire de femmes. Au dénouement, une égratignure au bras du comte. Le Tout-Paris leur fait le soir un triomphe au théâtre et crie: «Bravo, bravo, digne sang de Bourbon.» Fonvizine ne commente pas la scène à chaud. Il demande simplement à Panine ce qu'il en pense. Mais il a toujours l'affaire en tête, certainement, lorsqu'il écrit à Fédia, le 30 avril, et lui parle du "pseudo-point d'honneur" de nos Français. Ici dit-il, «l'apparence tient lieu de tout ... Du clinquant, une in- solence extravagante chez les hommes, une indécence impudente chez les femmes, je ne vois vraiment rien d'autre. Tu peux imaginer que tout cela m'a profondément déplu.»

Le symbole le plus éclatant de la vanité et de la corruption de cette société est la réussite des filles que leurs amants couvrent de bijoux et à qui ils offrent maisons et équipages:

Des maisons, des jardins, la table - en un mot, ce genre d'état [celui de fille] regorge de tous les biens de ce monde. Les spectacles brillent tous des diamants qui ornent ces créatures. Elles sont dans les loges avec leurs amants, panni lesquels des notables les plus éminents qui ont la faiblesse de se couvrir de honte en y prenant place avec elles.

Leur richesse est incalculable ... Pendant les trois derniers jours de la Semaine Sainte, on se serait cru ici comme à Moscou le premier mai.

Toute la ville va au Bois et ne sort pas des carrosses. C'est là que j'ai vu la magnificence de Paris. Les meilleurs équipages, les meilleures livrées, les meilleurs chevaux - tout cela appartenait aux filles.

Pour faire pendant à ce brillant tableau, la misère la plus noire dans le peuple. On lit dans la même lettre, quelques lignes plus bas: «D'un côté, on voit la malhonnêteté qui lève fièrement la tête et, de l'autre, des veuves et des orphelins qui se tiennent sous les fenêtres de somptueuses demeures, tandis que, du sixième étage (car les braves gens habitent dans des greniers), on jette des morceaux de pain à ces mendiants comme on le ferait à des chiens. Quant aux étages inférieurs, ce sont des riches aux cœurs endurcis qui y vivent, par conséquent, ce n'est pas leur affaire.»

Mais la misère du peuple a plusieurs causes. Les impôts qui le frappent

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Un lecteur russe de Rousseau, juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizine

sont iniques. En traversant la France du Languedoc à l'Ile-de-France, en passant par la Provence, le Dauphiné, la Bourgogne et la Champagne, Fonvizine a constaté, comme devait le faire aussi l'Anglais Young, que plusieurs de ces provinces étaient extrêmement fertiles. Et pourtant, dit-il,

«à chaque relais mon carrosse était toujours entouré de mendiants qui, fort souvent, au lieu de demander de l'argent, demandaient précisément si nous n'avions pas avec nous un morceau de pain.» De cet abaissement, le peu- ple aurait peut-être envie de sortir, s'il n'y était tenu par l'ignorance et la superstition. Fonvizine a vu dans les rues de Montpellier un peuple littéralement abêti:

Dans toutes les rues, on peut rencontrer des gens attroupés autour d'un charlatan qui débite n'importe quelles plaisanteries, vend des remèdes miraculeux, et fait rire les imbéciles par ses plaisanteries. On peut souvent trouver des gens autour d'une femme ou d'un homme qui, après avoir posé sur le sol une sorte d'armoire aux portes grandes ou- vertes, y montrent des marionnettes. La femme chante à gorge déployée des chants religieux; en un mot, le peuple est oisif, il baye volontiers aux corneilles et, en plus, il est fort grossier.

A Paris aussi «le peuple vit. .. dans une extrême pauvreté», et la crimi- nalité est si grande qu'«on pend et l'on roue presque chaque jour>>; mais c'est que «l'oisiveté est indicible». Dans toutes les classes de la société les

<<popes» ont une influence sans mesure:

Les premiers personnages de l'Etat ne peuvent jamais se distinguer beaucoup des animaux, car on les éduque de telle façon qu'ils ne ressemblent pas à des êtres humains. Dès qu'ils sont en âge de com- prendre, les popes leur inculquent des préjugés qui étouffent la raison des jeunes enfants et ceux-ci grandissent habituellement avec le seul sentiment de servilité à l'égard du clergé.

Et l'exemple vient de haut: le comte de Provence lui-même, frère du roi (c'est le futur Louis XVJll) ne pense qu'au <<royaume des cieux». Les popes en effet l'ont convaincu «que tant qu'il n'aurait pas complètement renoncé au bon sens, il était impossible de plaire aucunement à Dieu». Et dans ce domaine le peuple ne le cède en rien aux grands, comme le montre le

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spectacle, affligeant pour un philosophe chrétien, de la procession de la Fête-Dieu à Aix-en-Provence. Fonvizine en conclut la description, qu'il a sans doute lue dans un livre, par cette réflexion terrible: «Dans toutes les autres villes françaises, sans en exclure même Paris, il y a quantité de bêtises de ce genre qui fournissent la preuve évidente que leur peuple rampe dans les ténèbres de la plus profonde ignorance.»

Ainsi poussée jusqu'à l'extrême, l'inégalité se renverse, dans un para- doxe typiquement rousseauiste, en son extrême opposé. Mais l'égalité à laquelle sont finalement réduits les Français est tout le contraire d'une po- sitivité: «L'égalité est un bien lorsque, comme en Angleterre, elle est fondée sur l'esprit du gouvernement; mais en France, l'égalité est un mal pru:ce qu'elle ne provient que de la dépravation des mœurs.»

La noblesse ayant cessé d'être la monitrice des peuples, les hommes de lettres pourraient au moins la suppléer. Ceux de France ont une réputation enviable à Saint-Pétersbourg, mais vus de près ils ont déçu le visiteur russe. Fonvizine est aussi dur avec eux que Rousseau le fut après sa rup- ture avec les encyclopédistes. Il écrit à Fédia, le 30 avril 1778:

A l'exception d'un tout petit nombre, non seulement ils ne méritent pas, dans leur ensemble, qu'on les respecte, mais ils sont dignes de mépris. La morgue, l'envie et la perfidie sont leurs principaux ca- ractères ... Chaque savant est le persécuteur de tous ceux qui pensent autrement que lui ou qui ne trouvent pas son œuvre parfaite ... Je ne peux pas suffisamment bien vous expliquer quelle vilaine nature j'ai trouvée chez des auteurs dont les œuvres m'avaient inspiré pour eux un respect sincère.

Et ceci encore, à Panine, le 25 juin:

A l'exclusion de Thomas [l'auteur de !'Eloge de Man::-Aurèle, que Fonvizine avait traduit en russe un an plus tôt] ... j'ai trouvé chez presque tous les autres beaucoup de morgue, de mensonge, de cupidité et de très vile flatterie. Naturellement, pas un nhésitera à.accomplir la plus méprisable vilenie par cupidité ou par vanité. Je ne trouve rien dans le monde qui se ressemble si peu que la philosophie et les

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. . Un lecteur russe de Rousseau, juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizine

philosophes.

C'est l'amour-propre qui perd les gens de lettres. Il est tel, dit Fonvizine, «qu'ils ne se considèrent pas seulement comme des hommes dignes qu'on leur dresse des autels, mais qu'ils disent impudemment en parlant d'eux-mêmes qu'ils se sont acquis une gloire immortelle par leur esprit et par leurs œuvres». Les plus détestables sont les encyclopédistes, les Diderot, les d'Alembert, que Fonvizine nhésite pas à traiter de «charla- tans», prêts à tout pour monnayer avantageusement leurs talents.

L'athéisme qu'ils professent, et qui n'est que l'envers de la superstition générale, est la cause profonde de leur dégradation:

Qui des sages de ce siècle est resté un homme honnête après avoir vaincu les préjugés? Lequel d'entre eux, en niant l'existence de Dieu, n'a pas fait de l'intérêt son unique divinité et n'est pas prêt à lui sacrifier toute sa morale?

Bien qu'il ne cite pas le Discours sur l'origine de l'inégaUté, Fonvizine pense ma-nifestement, comme Rousseau, que la nature humaine n'est ni bonne ni mauvaise et que !histoire des sociétés explique seule sa dégrada- tion. La société française est vieille, l'excès de civilisation l'a abâtardie, tous les maux de l'inégalité y ont été poussés à l'extrême, elle est arrivée à la fin d'un cycle (le déclenchement de la Révolution et les excès qu'elle entraîna devaient apparemment justifier ce pessimisme, quelques années plus tard). La société russe, au contraire, est jeune. Elle sort à peine de la barbarie, elle est au début d'un cycle. C'est du moins ce que Fonvizine suggère à Boulgakov: «Si on a commencé à vivre ici plus tôt que nous, eh bien au moins, nous pouvons nous donner la forme que nous voulons en commençant à vivre et éviter les inconvénients et les maux qui ont pris racine ici. Nous corrunençons et ils finissent [en français dans le texte].»

Nul doute que l'intérêt de Fonvizine pour Franklin et pour la cause des Insurgents d'Amérique ne prenne là sa source: l'Amérique est alors un pays neuf, comme la Russie, dans l'imaginaire européen. Elle est aussi au début d'un cycle; l'avenir est à Philadelphie et à Saint-Pétersbomg; Paris, Londres et Vienne ne sont plus que des ombres du passé.

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Fonvizine est cependant loin d'être un démocrate, et s'il estrousseauiste sur le plan moral, il ne l'est pas sur le plan politique, encore que le Contrat social éveille parfois chez lui quelque é.cho. Depuis l'Eloge de Marc-Aurèle jusqu'au Discours sur les lois rédigé au début des années 80 pour servir de préface à un projet de constitution élaboré par Nikita Panine à l'intention du futur Paul 1er, Fonvizine n'a cessé d'être un ferme partisan de l'absolutisme et un défenseur des valeurs nobiliaires~ Mais son idéal monarchique est «démocratique», au sens que Montesquieu et Rousseau donnaient à cet adjectif, en ceci qu'il est fondé sur la vertu. Le monarque ne peut pas faire ce qu'il veut; il ne peut se conduire sans loi. Il doit être juste devant Dieu et devant les hommes.

Il est symptomatique que le premier texte que Fonvizine ait traduit en russe à son retour de France soit la traduction française d'un traité confu- cianiste intitulé Ta-hio, qu'il avait trouvé à Paris dans les Mémoires con- cernant l'histoire, les sciences et les arts des Chinois. Ce texte parut en 1779 dans le Messager de Saint-Pétersbourg.

Les nobles aussi doivent être vertueux et justes, que leur élévation au- dessus du peuple soit le fait de leur naissance, de la richesse ou de la science (à cet égard les gens de lettres sont comme les nobles, quelle que soit leur origine sociale). Et si Fonvizine fait une satire si amère de la ses- sion des Etats du Languedoc à laquelle il a assisté à Montpellier, c'est qu'il a pu y observer comment une institution bonne et utile à l'origine (les représentants des trois ordres étaient t:éunis en principe pour défendre les intérêts de la province devant le pouvoir central, et chercher ensemble les moyens de faire le bonheur du plus grand nombre), a dégénéré en masca- rade, du fait de l'égoïsme· et de l'aveuglement de tous:

Les Etats ... sont déjà terminés. Tout le monde a quitté Montpellier, les grands et les riches pour Paris, les petits et les pauvres pour leur campagne. Les premiers étaient venus ici pour faire ce qu'ils veulent ou, plus exactement, ce qui leur permet de gagner la faveur de la Cour aux dépens des seconds; et ceux-ci avaient été réunis pour la forme,

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Un lecteur russe de Rousseau juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizin~

pour que fût observée à la lettre l'apparence d'une instance autonome.

Je dis «l'apparence» car, en réalité, cela ne signifie rien ... Le premier ordre de l'Etat, le clergé, confie la province à la seule protection du tsar céleste pour ne pas se brouiller avec le prince terrestre en intervenant en faveur des habitants, pour adoucir le sort qui les opprime. Les nota- bles laïcs considèrent que leur être dans le monde n'a de sens que dans la mesure où ils sont bien vus à la Cour ... Bref, quand les Etats sont ter- minés, la province reste, à l'ordinaire, la proie des malllonnêtes qui ra- pinent d'une manière d'autant plus implacable qu'ils paient plus cher eux-mêmes le privilège de piller leurs concitoyens.

Les meilleures institutions ne sont rien en effet, si les hommes, riches ou pauvres, ne sont pas moraux: «Les meilleures lois ne signifient rien lorsqu'a disparu la bonne foi qui est la loi première des cœurs humains, le premier contrat entre les hommes.»

La liberté n'est pas la faculté qu'aurait chacun d'agir à sa guise, mais un choix intérieur, la capacité d'agir spontanément selon la justice, quelles que soient les institutions. Fonvizine est ainsi conduit à ce paradoxe:

En examinant l'état de la nation française, j'ai appris à distinguer la liberté qu'accorde le droit et la véritable liberté. Notre peuple [le russe]

n'a pas la première, mais il jouit lru:gement de la seconde. Au contraire, les Français, qui ont le droit à la liberté, vivent dans un véritable es- clavage.

Ainsi s'explique que les Français, interrogés, peuvent dire selon les moments, et toujours de bonne foi: «le Français est né libre», ou «le

Français est écrasé, le Français est esclave» [en français dans le texte].

L'exemple de la lettre de cachet illustre bien cette contradiction. Il y a des lois, en France, des parlements, des tribunaux, des avocats. Pourtant n'importe qui peut à tout moment être emprisonné:

Le roi, qui n'est pas limité par les lois, détient dans ses mains tout le pouvoir de piétiner les lois. Les lettres de cachet [en français], sont des décrets personnels par lesquels le roi envoie en exil et met en prison;

personne n'ose en demander la raison et on les obtient très facilement du roi par duperie ... Chaque ministre est un despote dans son ministère.

Ses favoris partagent avec lui son pouvoir despotique et le font - 27 -

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partager à leurs favoris. Ce que j'avais vu en d'autres lieux, je l'ai vu en France aussi.

Dans une lettre à Panine, l'allusion est claire: à Saint-Pétersbowg aussi, l'Impératrice est prisonnière de son entourage; le caprice de ses favoris la détourne souvent de la voie juste. Cela ne relève nullement du droit, mais de la morale personnelle.

En France, la personne même du roi est très respectable: Louis XVI est

«travailleur et bon». Mais il est faible et influençable. L'un de ses frères est un ivrogne, l'autre est bigot. Les popes sont tout-puissants sur les es- prits de ses peuples, les intendants et les fenniers-généraux les pillent à leur profit, les philosophes les trompent. Les nobles, à qui leur élévation même donne une fonction pour ainsi dire civique, pourraient constituer un corps intermédiaire et rééquilibrer la société, mais ils sont trop corrompus.

La noblesse est de toute façon eondamnée à la dégénérescence. Le droit d'aînesse a des conséquences désastreuses. Les aînés héritent de leur père mais restent des ignorants et des fats. Les cadets voués à l'état militaire restent des gueux. Ceux qui deviennent prêtres ou moines vivent dans la mollesse et l'oisiveté. Tous ont cependant le même intérêt à maintenir le peuple dans l'abaissement: «Tous les archevêques et évêques sont les frères des plus grands notables; ils ont l'appui de leur parenté à la Cour et fortifient leur position dans le peuple en le maintenant dans une extrême superstition.» C'est ainsi, dit-il pour conclure, que «la dépravation des mœurs retire toute force aux lois et rend inefficace leur sévérité même».

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Les idées que Fonvizine devait développer plus tard dans son Discours sur les lois sont déjà en germe dans ces Lettres de France, et quelques- unes de ces idées sont indéniablement rousseauistes, même si le corps de doctrine qu'elles constituent ne l'est pas.

Fonvizine devait montrer par exemple dans ce Discours comment le règne des favoris permet, dans la durée, la constitution d'une ligue d'intérêts particuliers qui se dresse finalement contre celui du despote et le renverse. Cest ce que le livre II, chapitre 8, du Contrat social dit de façon

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Un lecteur russe de Rousseau, juge de la société française de son temps: Denis Ivanovitch Fonvizine

lapidaire: «Sitôt que les fers [du despotisme] se sont brisés, il tombe épars et n'existe plus.» Mais alors que pour Rousseau la dégénérescence du corps politique conduit fatalement à l'effondrement de l'Etat, pour Fonvizine c'est la corruption du monarque lui-même qui conduit à la catastrophe finale.

Le Discours sur les lois reprendra aussi l'idée paradoxale inscrite en creux dans les Lettres, d'une monarchie qui fonctionnerait en somme selon le modèle républicain, fondée qu'elle serait sur la vertu et non plus sur l'honneur, comme le voulait Montesquieu. A supposer que la noblesse (entendue au sens large et étendue même aux gens de lettres) sache y retrouver le sens de ses devoirs envers le corps social, et puisse ainsi représenter la nation tout entière, cette monarchie serait même une sorte de «démocratie» à la Rousseau, c'est-à-dire un système de gouvernement où la volonté générale ne peut qu'être ordonnée au bien de la collectivité, et doit s'imposer à tous, de gré ou de force, justement parce qu'elle est bonne. C'est du Rousseau, et c'est tout le contraire de Rousseau. Comme l'a très bien remarqué Wladimir Berelowitch, auteur de la plus pertinente analyse faite à ce jour des idées politiques de Fonvizine (Cahiers du monde russe et soviétique, 1989, p.193-205), le cadre de sa pensée est

«emprunté aux Lumières rationalistes», mais cette pensée est elle-même beaucoup moins rationnelle, beaucoup plus religieuse qu'elle ne le parai[.

Ce n'est pas un hasard si, à l'horizon du Discours sur les lois, aussi bien que des Lettres de France, s'annoncent à la fois le chauvinisme des intellectuels russes de la fin du XVIIIe et du début du XIX_e siècle, et le ra- dicalisme plus ou moins mystique des révolutionnaires russes de la fin du XJXe et du début du x:xe. Le Discours sur les lois fut d'ailleurs publié pour la première fois par Herzen, à Londres, en 1861. Les Lettres de France elles-mêmes furent publiées pour la première fois en 1830, dans une version un peu écourtée puis, dans leur intégralité, en 1866, à Saint- Pétersbourg.

Bibliographie

1. D.lFonvizine, Recueil des œuwes (en russe), Gosoudarstvennoié

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lzdatelstvo Khoudojestvennoï Literatoury, Moscou-Leningrad, 1959, 2 vol. Les Lettres sont dans let. II, p. 412-495. L'éditeur russe reste malheureusement très discret sur l'origine et la présentation de son texte de base. L'annotation est presque inexistante.

2 Miriam Fleischman, L'lrifluence des philosophes français sur la pensée deD.1Fonvizine,Thèsedel'UniversitédeParisN,1971, 2 vol. dacty- lographiés (Bibliothèque de la Sorl>onne, Réserve, W.Univ.,1971(32), 1-2, 4 °). Le contenu de l'ouvrage ne répond malheureusement pas aux promesses du titre; cela reste très superficiel.

3. Aloïs Stcycek, D.L Fonvizine, l'horrune et l'œuvre (1745-1792), Paris, Les Cinq Continents, 1976. Le seul ouvrage de synthèse existant en français. Très bien documenté et très honnête.

4. Wladimir Berelowitch, «Le Discours sur les lois de Fonvizine: une éthique subversive», Cahiers du monde msse et soviétique, vol XXX (3-4), 1989, p. 193-205. Excellent Le Discours éclaire après coup bien des textes antérieurs.

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Les citations des Lettres de France faites dans le cours de l'article ci- dessus SOJ;lt toutes tirées d'une version préparatoire de la traduction encore inédite préparée par Henri Grosse, Montpellier.

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