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Poétique de la chair : quelques figures du corps dans l'œuvre de Cioran

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1 L auteur voudrait vivement remercier M. Louis-André Dorion pour ses réflexions et com-mentaires indispensables à l élaboration de cet article. Il remercie également le comité de rédac-tion et d évaluarédac-tion de LITTERA de leur aide.

2 Emil Cioran, Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997, p. 32.

Poétique de la chair :

quelques figures du corps dans l’œuvre de Cioran

1

Sepehr RAZAVI

Il est incroyable à quel point tout, mais absolument tout, émane chez moi de ma physiologie. Mon corps est ma pensée, ou plutôt ma pensée est mon corps2.

« Toute expérience profonde se formule en termes de physiologie. » dit Cioran dans Syllogismes de l’amertume (O, 777). Autant dire que l’œuvre

cioranienne présente une invitation à plonger dans la profondeur des eaux troubles de sa pensée et la corporéité offre un fil rouge permettant de ne pas perdre de vue le rivage. Le constat initial est pour le moins inquiétant. Cioran décrit dans son œuvre l’escamotage et la perversion de nos fonctions biologiques par un mal indescriptible ainsi que l’étiolement du corps sous le poids de l’existence. Les troubles physiologiques ne sont cependant pas relégués, par le penseur, à la fonction du symptôme ou inféodés à un mouvement similaire de la pensée. Bien plus, la thèse avancée par ce travail est que les diverses figures du corps mises en scène dans l’œuvre de Cioran sont la clef de voûte de sa compréhension. S’érigeant en médecin-philosophe, à l’effigie d’un Galien, Cioran offre un terrible diagnostic du corps de l’homme moderne qui est toutefois suivi d’une cure qui prend également sens à partir du corps, quand bien même elle ne serait efficace qu’à un degré variable. Le corps est ainsi le point d’ancrage et de chute inéluctable chez l’homme moderne, tant dans le constat de sa lente décomposition, au gré des maux, que le lieu à partir duquel concevoir une thérapeutique possible. Dans ce cadre, il est important de noter que, même lorsqu’il se prononce sur le destin charnel des peuples, la pensée de Cioran est avant tout une réflexion portée sur son propre corps et des maux qui lui sont associés. Il nous incombe donc de prendre comme point de départ des lieux communs du corps qui ont marqué Cioran tout au long de sa vie, tant dans ses livres publiés que ses Entretiens, Lettres et Cahiers. Cette étude portera alors sur

trois figures du corps exploitées dans l’œuvre francophone de Cioran dont le corps pathologique, le corps insomniaque et le corps sécréteur.

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3 E. M. Cioran, A. Guerne, Lettres (1962-1978), Paris, L’Herne, 2011, 286 p. Dans ses échanges avec Armel Guerne, on peut voir que la maladie est un fil conducteur important de leurs correspon-dances. Il s’enquiert souvent des maladies de son ami (« Dites-moi quand même comment vous vous tirez de cette sale grippe. » (Lettres, 41)) et fait état des siennes (« Moi, je suis humilié par ma hernie » (Lettres, 40), « Vous disiez [que la grippe] était la version moderne de la peste, et cela est vrai. Pour être exact, je suis plutôt sujet aux rhumes qu’à la grippe » (Lettres, 158)). Cette hypocon-drie qu’on peut déceler chez le penseur l’amène même à dire qu’il s’intéresse à Novalis en raison de la centralité de la maladie dans son œuvre : « Ce que j’aime le plus chez Novalis, ce sont ses vues sur la maladie, sujet qui ne m’est pas complètement étranger. » (Lettres, 224).

Le corps pathologique

Nous savons à quel point l’œuvre de Cioran est transie par l’affliction maladive, thème qui le préoccupe tant d’un point de vue personnel3 que dans l’analyse qu’il

fait de l’homme moderne. Dans ses Cahiers, Cioran retranscrit cette citation de

Wittgenstein, l’un des rares philosophes qu’il tient, toute proportion gardée, en estime : « En philosophie une question se traite comme une maladie. » (Cahiers,

302). L’analogie médicale doit être prise au sérieux pour comprendre le mouvement de la pensée de Cioran comme constat d’un dysfonctionnement physiologique pour lequel il va, subséquemment, considérer des thérapeutiques possibles. Il en va ainsi pour Épicure chez qui le fait qu’il vomissait deux fois par jour nous dispense de chercher ailleurs « la clef de son ataraxie » (Cahiers, 372). Or, avant d’en venir

aux cures, il est crucial de rendre compte du diagnostic et de l’étiologie offerts dans l’œuvre à l’endroit de l’auteur lui-même, mais aussi de l’homme moderne de manière générale. L’incipit de La Tentation d’exister, offre un aperçu saisissant du

constat de Cioran selon lequel l’homme moderne pâtit d’une myriade de maladies qui l’affligent profondément. Saisi du « virus chrétien » (O, 822), des nombreux

préjugés qui sont ses « fictions organiques d’une civilisation » (O, 837), l’Européen

se voit interdit d’espérer à la sérénité. Si la sérénité ne semble pas être dévolue aux Européens, c’est qu’« Entre la sérénité et le sang, c’est vers le sang qu’il est naturel d’incliner. » (O, 830). Pour Cioran, le sang est à la fois vecteur de maladies puisque

nous avons « le phénomène dans le sang », mais aussi symbole d’un vitalisme

d’antan, desséché et appauvri par l’anémie de la tolérance (O, 835). Néanmoins, les

Russes échappent exceptionnellement à cette « anémie » comme force inhibitrice puisque, contrairement aux autres peuples du vieux continent, ils ne laissent pas la pensée entraver leur besoin d’agir (O, 836). Comme nous le verrons plus tard,

l’appauvrissement du sang est l’un des signes du morcellement et de l’amoncellement physiologiques. Les grandes nations européennes portent les tares de leur histoire en tant que sédimentation de maladies ; le Français est miné d’« ennui généralisé » (O,

834), l’Anglais « inépuisablement malade » (O, 835) et l’Allemand « autrement

contaminé » (O, 838). Si Cioran s’intéresse à la physiologie des peuples européens,

c’est avant tout pour savoir quels genres de peuples, dotés d’une physionomie qui leur est propre, adoptent tel ou tel point de vue sur le monde4. En d’autres mots, le

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4 Dans un des aphorismes dans De l’inconvénient d’être né, Cioran dit du détachement qu’on ne peut pas l’apprendre car « il est inscrit dans une civilisation » (O, 1300). Dans le même aphorisme, il donne comme exemple les Japonais comme peuple prédisposé au détachement. De manière générale, comme nous le verrons plus tard, les « Orientaux » ont, pour Cioran, une meilleure capacité à être impassibles.

5 Dans l’un des rares moments de La Tentation d’exister où Cioran s’exprime au « je », il explique sobrement la raison de sa critique de l’Europe et cette symétrie entre l’effondrement de l’Europe et du corps : « Par jeu, j’ai aspiré à m’effondrer avec elle, et j’ai été pris au jeu. » (O, 845).

6 Dans les Cahiers, Cioran dit que l’homme moderne se leurre en croyant au progrès, qui nous illu-sionne par rapport à notre capacité à soigner nos maux « Le côté incurable de la destinée humaine, la haute antiquité était plus apte à le percevoir que l’époque moderne corrompue par l’idée de progrès. » (Cahiers, 912)

7 Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, trad. Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 2016, §4, p. 16. « L’humanité ne représente nullement une évolution en mieux, en plus fort, en plus haut, au sens où on le croit maintenant. Le “progrès” n’est qu’une idée moderne c’est-à-dire une idée fausse. »

8 Friedrich Nietzsche, « Humain, trop humain I », op. cit., §289, p. 198.

C’est ce qu’emblématise le titre du premier ouvrage écrit en français par Cioran le Précis de décomposition qui fait état d’une décomposition de l’ordre moral,

civilisationnel, mais aussi physiologique dans le sens objectif de son génitif. Cette taxinomie des peuples sert aussi à mettre l’accent sur l’aversion totale de l’auteur à l’endroit de toute notion de progrès6. Le porte-étendard du progrès – cette notion

fictive puisque moderne d’après Nietzsche7 – serait Hegel, qui, par la surenchère

érudite du jargon philosophique, nous fait croire que nous pouvons foncièrement changer en mieux la nature des civilisations (O, 707). Si changement il y a, ce n’est

que pour le pire puisque notre outillage linguistique est constitué « de symboles anémiés » que la pensée de système a affadis (O, 719). D’ailleurs si les hommes

usent souvent du langage pour mieux supporter leurs maux, le mal de l’homme moderne demeure, en dernière analyse, ineffable. On ne pâtit que laborieusement de cette douleur, sans le luxe de pouvoir recourir aux mots, car « Impossible de

dialoguer avec la douleur physique. » (O, 1671). De manière analogue aux mots,

les vêtements cachent notre physionomie, révélateur de notre être mortel (O, 730)

et la chair dissimule notre squelette (O, 1193). Il ne faut cependant pas croire que

la maladie n’a qu’une fonction néfaste dans l’œuvre de Cioran. Dans le chapitre « Sur la maladie » de La chute dans le temps, le penseur souligne que la maladie a

aussi pour fonction de nous rappeler le drame d’avoir un corps, quoiqu’on essaie de l’oublier (O, 1123). Dans le paragraphe 289 d’Humain trop humain, Nietzsche

rappelait déjà que nous pouvions retirer une sagesse de la maladie qui a cette vertu de nous faire découvrir que les temps où nous nous croyons en santé, nous vaquons

pathologiquement à nos occupations8. La maladie a donc un double aspect, outre

l’anéantissement, elle est aussi révélation, car elle ouvre la voie à un autre monde qui – tout en étant dominé par le sentir – révèle son heureuse proximité avec la mort (O, 1126). Or, Cioran nuance rapidement le propos en disant qu’après sa portée

« enrichissante » initiale, la maladie devient une confirmation de notre incapacité à nous défaire de la souffrance (O, 1125). Ce n’est pas tant qu’aucune thérapeutique

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9 « Il n’y a pas de guérison, ou plutôt toutes les maladies dont nous avons “guéri”, nous les portons en nous et elles ne nous quittent jamais. » (O, 1125).

10 Toujours dans La Tentation d’exister Cioran révèle : « D’abord instrument ou méthode, le scepticisme a fini par s’instaurer en moi, par devenir ma physiologie, le destin de mon corps, mon principe viscéral, le mal dont je ne sais plus comment guérir ni comment périr. » (O, 885).

possible en raison de notre mémoire physiologique9. Le constat à retenir ici est que

si une thérapeutique existe, elle n’est pas une mesure prise et accomplie une fois pour toutes, mais une lutte constante contre un passé inexorable. Toute élucubration spirituelle pour affronter cette condition est aussi assimilée à la maladie. Depuis la religion qui est un « cancer couvert d’auréoles » (O, 698), la foi qui « ainsi qu’une

maladie […] s’insinue en vous ou vous frappe » (O, 703), jusqu’au scepticisme que

Cioran dit qu’il a « attrapé » tel un rhume, lorsqu’on lui commande un article sur la théologie (Lettres, 59). Le penseur revient sur ce type de scepticisme particulier

qui l’intéresse dans un des aphorismes des Syllogismes, où il dit que « Le scepticisme

qui ne contribue pas à la ruine de notre santé n’est qu’un exercice intellectuel. » (O,

775). Cette utilisation de l’analogie pathologique par Cioran lui permet de montrer que la cure sceptique qu’il propose n’est pas une posture intellectuelle ou bien une heuristique dont il pourrait aisément se débarrasser, mais bien une transformation enracinée dans son être incorporé10. Dans une des notes des Cahiers, Cioran va

jusqu’à dire que ce ne sont pas seulement les êtres vivants qui pâtissent, mais bien « tout ce qui est », même la pierre en souffre (Cahiers, 536). Adieu donc aux

métaphysiques d’antan pour céder place à une ontologie de la souffrance. Existe-t-il quelque chose, alors, qui ne soit pas tourmenté par ces maux ? Cioran nomme le vide comme seule entité saine, « mais pour y avoir accès, il faut l’être » (ibid).

Un expédient probant pour atteindre ce vide sera exploré plus tard par la voie de la méditation. Au final, le thème de la maladie a permis à Cioran d’évaluer l’état désolant de l’homme moderne qui se rapproche asymptotiquement d’une mort qui devrait le délivrer de ses douleurs alors que ses maux le ramènent et le rappellent à son existence douloureuse. Toutefois, le corps pathologique est aussi une assise permettant de penser une thérapeutique comportant son succès, quoique limité. La figure du corps pathologique et celle du corps insomniaque s’imbriquent par le biais de la neurasthénie, l’un des maux qui a particulièrement marqué la vie du penseur.

Le corps insomniaque

La neurasthénie est une maladie anxieuse dont deux des symptômes importants sont un état léthargique et insomniaque. C’est l’une des deux maladies nerveuses d’emprunt dostoïevskien qui apparaissent à maintes reprises sous la plume du penseur roumain – l’autre étant l’épilepsie. Tout comme le personnage de Raskolnikov de Crime et châtiment, le corps de Cioran est transi d’une psychose

perturbée par la fatigue qui le tourmente, sans qu’il ne puisse recourir au sommeil pour s’en défaire. Dans ses Cahiers, Cioran cible son lectorat en disant qu’ils

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11 « J’ai remarqué que ceux – ou celles – qui s’intéressent tant soit peu à ce que j’écris ont un trait en commun : la neurasthénie (pour simplifier). » (Cahiers, 955).

12 Dans le chapitre « Invocation à l’insomnie » du Précis de décomposition, Cioran dit de l’insomnie qu’elle est l’heuristique idéale pour combattre les systèmes philosophiques : « point de système qui résiste aux veilles » (O, 727).

13 « Un drame qui a duré plusieurs années et qui m’a marqué pour le reste de mes jours. Tout ce que j’ai écrit, ce que j’ai pensé, tout ce que j’ai élaboré, toutes mes divagations trouvent origine dans ce drame. C’est qu’a peu près à vingt ans j’ai perdu le sommeil et je considère cela comme le plus grand drame qui puisse arriver... J’errais des heures dans les rues, comme une sorte de fantôme et tout ce que j’ai écrit tard a été élaboré pendant ces nuits-là. » (Entretiens, 287).

ont pour point de partage la neurasthénie11. Dans le Précis, Cioran va même

jusqu’à dire que la neurasthénie constitue l’essence humaine puisque la mémoire intergénérationnelle est temporisée par une passation de « patrimoine d’anémie » et de fatigues (O, 686). Si tant est que la neurasthénie est un objet privilégié des

méditations de Cioran, elle semble aussi être condition de possibilité de sa pratique méditative. Ses fatigues et son « intérêt forcé par les questions physiologiques » sont le point de départ d’une méfiance sans trêve à l’égard de la métaphysique (Cahiers, 492). Il paraît péremptoire d’ancrer la pensée de Cioran – tant ses critiques

de la philosophie12 que le pan constructif de ses propres méditations – dans le corps

incapable de trouver refuge dans le sommeil. En tenant compte que le sommeil est la seule chose qui puisse venir au secours à Cioran et dans la mesure où il lui est refusé par une disposition physiologique, le corps devient un empêtrement insoluble qui marquerait les limites de toute thérapeutique possible à cette léthargie qui le mine profondément. Il est utile de reprendre l’un des aphorismes d’Écartèlement pour voir

de quelle manière la méfiance de Cioran à l’égard de la spéculation philosophique est physiologiquement ancrée dans la fatigue de l’insomniaque :

Mes fatigues, mes troubles, mon intérêt forcé pour la physiologie m’ont amené très tôt au mépris de toute spéculation comme telle. Et si, durant tant d’années je n’ai fait aucun progrès en rien, du moins aurai-je appris à fond ce que c’est qu’un

corps. (O, 1445).

Bien que cette étude porte une attention particulière sur les figures du corps dans l’œuvre francophone de Cioran, il est d’intérêt de faire retour sur l’une de ses œuvres roumaines de jeunesse pour voir de quelle manière l’insomnie est fort probablement le socle par excellence de sa pensée, et ce, depuis ses tout premiers écrits jusqu’à sa mort. Dans la préface de son tout premier livre, Sur les cimes du désespoir, Cioran

dit de l’insomnie qu’elle est une « lucidité vertigineuse » qui lui a fait comprendre l’inanité de la philosophie et conclut en disant que « Tout est préférable à cet éveil permanent, à cette absence criminelle de l’oubli. » (O, 17). Également, dans ses Entretiens avec Michael Jakob, Cioran souligne que l’insomnie qui le suit depuis

sa jeunesse est le drame le plus important de sa vie et que toutes ses élucubrations ultérieures ont pris source dans ce drame13. De même, dans l’un des aphorismes du

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14 Pour un lien explicite entre fatigue et folies de jeunesse, voir Cahiers, p. 447 : « J’étais fou sans fatigue. Maintenant, je suis fou avec fatigue. À vrai dire, je ne suis pas fou, je conserve seulement le résidu de mes anciennes folies. »

15 Voir Didier Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 95.

16 « Dans mes moments d’« épilepsie », je me sens fâcheusement proche de saint Paul. Mes affinités avec les violents, avec tous ceux que je déteste. Qui jamais autant que moi a ressemblé davantage à ses ennemis ? » (Cahiers, 36).

tant que condition de possibilité de la méditation, qui est un « état d’éveil entretenu par un trouble obscur, qui est tout à la fois ravage et bénédiction » (O, 1716). Cet

état d’insomnie est souvent associé à d’autres troubles psychiques dont l’aboulie, la paresse et l’épilepsie. Bien que cette dernière maladie puisse paraître sans relation aucune avec les autres et l’insomnie, force est de constater que ce qui force cette veille prolongée est par moments associé à l’épilepsie, qui devient chez lui trace d’un excès de vitalisme passé dont son corps ne peut pas se débarrasser14. Durant une de

ses insomnies, il transcrit cette note qui permet de faire le rapprochement entre le trouble épileptique et cet état de veille paralysant : « Il est minuit passé. Tension nerveuse voisine de l’épilepsie. J’ai envie de crier. Tous mes membres me font mal. Je me contiens pour ne pas éclater en morceaux, On n’est rien du tout, mais on peut être quelqu’un par ce qu’on ressent. » (Cahiers, 346). Le lien entre l’épilepsie et un

excès de vitalisme est explicité par deux fois dans le Précis de décomposition où dans

le premier chapitre sur la généalogie du fanatisme, l’auteur dit que le passage de l’idée – en soi neutre – au fanatisme est consommé dans l’épilepsie d’une démence humaine (O, 581). Dans ce même livre, Cioran fait un autre rapprochement entre

ces deux afflictions par la personne de saint Paul, cible célèbre de Nietzsche15, qu’il

taxe également de fanatisme et dont il diagnostique l’épilepsie (O, 683). En voulant

exorciser son fanatisme de jeunesse qui continue à miner sa capacité à se reposer, l’auteur recourt à la méditation pour évincer cette mémoire physiologiquement ancrée en lui. Cioran, par la voie de cette épilepsie du fanatique qu’il partage avec saint Paul et qui ronge sa quiétude, constate que nul homme n’a autant ressemblé à ses ennemis16. Dans Aveux et anathèmes, il propose l’oubli comme cure possible à

cette rage épileptique qui le démène et la méditation, dans le détachement qu’elle permet, pourrait nous y donner voie (O, 1717). Cette relation entre la mémoire et

l’insomnie peut aussi être inversement formulée. C’est-à-dire que si la puissance mémorielle entrave le sommeil, c’est aussi les nuits blanches que la mémoire retient, au point où nuit et nuit blanche renvoient à un seul et unique référent :

Les nuits où nous avons dormi sont comme si elles n’avaient jamais été. Restent seules dans notre mémoire celles où nous n’avons pas fermé l’œil : nuit veut dire

nuit blanche. (O, 1323).

Plus souvent qu’autrement, cette insomnie se décline sous deux thèmes qui lui sont associés, une solitude et un rapport différencié au temps. L’homme moderne

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17 C’est cette prédilection pour la position horizontale qu’il décèle chez les Orientaux qui attise aussi l’intérêt de Cioran pour la philosophie orientale : « n’affectionnaient-ils [les Orientaux] pas la position horizontale ? » (O, 1301).

18 Tel que l’indique le titre, dans La chute dans le temps, Cioran abhorre le rapport au temps insigne à la civilisation occidentale qui, soumise à la frénésie du mouvement, a fait un « pacte avec le diable » et adopté des technologies superflues dans le but de « gagner du temps » (O, 1091).

est frappé d’ennui, ce « scepticisme physiologique » (O, 599) qui le pousse à

vivement ressentir la ruine du temps d’une manière plus douloureuse que toute plaie physique. Dans De l’inconvénient d’être né, Cioran explicite l’insignifiance des

meurtrissures tangibles du corps par rapport au poids démesuré de l’insomnie dans une question oratoire : « Qu’est-ce qu’une crucifixion unique, auprès de celle, quotidienne, qu’endure l’insomniaque ? » (O, 1279). Face à ce marasme temporel,

deux approches sont possibles ; soit de s’immiscer dans la langueur du temps par la méditation ou de se démener follement contre cet effondrement. Le rapport entre le sommeil, ou son manque, et le temps transparaît de façon insigne dans une note des

Cahiers où le penseur dit que dormir c’est « Pouvoir sortir à volonté du temps ! »

(Cahiers, 451). Cioran et par extension l’homme moderne sont donc pris dans un

temps de la lenteur imbibée d’une paresse oblomovienne méliorative qu’il attribue à la physiologie russe (O, 771). Dans De l’inconvénient d’être né, Cioran parle de

la position horizontale17 comme voie d’accès, chez « l’animal vertical » qu’est

l’homme, à un rapport différencié au temps puisque « On ne peut ruminer sur l’éternité qu’allongé » (O, 1301). Il poursuit dans le même aphorisme en disant que

« Dès qu’on s’étend, le temps cesse de couler, de compter. » (ibid). Ainsi, la position

horizontale est un prélude à un temps qui se rapproche du vide, qui devient, dans ce contexte, une heureuse condition de possibilité d’un certain détachement par rapport à la frénésie démoniaque du mouvement18. C’est aussi ce qu’on comprend

lorsque Cioran dit que pour penser le Vide, la meilleure position est « couchée ou accroupie » alors qu’en Occident nous n’avons que l’habitude de penser « debout »

(Cahiers, 528). D’ailleurs, il rappelle souvent que les moments de sa vie qui lui

comptent le plus sont les moments où il reste allongé à ne rien faire, sauf méditer et être attentif au passage du temps, car « ce temps vide de la méditation est, à la vérité, le seul temps plein » (Cahiers, 884). Par opposition, dans son œuvre francophone,

l’auteur dévalorise la position verticale, associée à l’action de l’instant présent guidé

par le futur du fanatique qui anime tout homme. Si la méditation et sa position horizontale permettent l’accès au temps plein du vide et du détachement, dans La Tentation d’exister, la position verticale est celle de l’homme d’action insensé dont la

pensée du présent est orientée vers le futur : « Si je me maintiens dans une position verticale et que je m’apprête à remplir l’instant qui vient, si, en somme, je conçois le futur, un heureux détraquement de mon esprit en est cause. » (O, 842). Dans le

cas où l’homme ne se vautre pas dans la contemplation méditative, son insomnie le pousse dans un surplus de vigueur qu’il ne peut guère contrôler. En se remémorant son passé fanatique, Cioran dit, dans De l’inconvénient d’être né, qu’il lui arrivait

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durant sa jeunesse de ne pas fermer l’œil durant des semaines entières et que ces moments étaient marqués par l’accumulation et le triomphe en lui de « l’ensemble de ses instants », de ce temps de toujours (O, 1337). Si dans la citation précédente

des Cahiers, le temps de la méditation apparaissait comme temps vide qui était,

en fait, le seul temps plein, la plénitude de l’accumulation des instants présents en fournirait la rigoureuse contrepartie. Cette accumulation est un ensemble qui semble

a priori pétri, mais qui n’est en fait qu’accumulation spécieuse, puisqu’orienté vers le

futur illusoire du fanatisme de l’action. Autre thème exploré à travers l’insomnie, elle est aussi un moment où l’on est « totalement seul dans l’univers » (Entretiens, 89)

puisque dans la nuit, notre présence et celle des autres deviennent fantomatiques ; nous ne voyons pas les autres et, réciproquement, les autres ne semblent pas nous voir non plus. Quoique l’insomnie représente un état de solitude emblématique, elle est aussi le point de départ, pour Cioran, d’un « clan des sans-sommeil » (O, 727),

seule communauté à laquelle s’intéresse l’auteur. Comme nous l’avons vu le manque de sommeil trouble Cioran et ses lecteurs et une partie importante de sa pensée représente un effort de surmonter les affres de l’insomnie avec un succès variable.

Le corps sécréteur

Après avoir exploré les nombreuses avenues du sommeil ou son manque chez Cioran, il est utile de noter qu’il est aussi, « bien plus que le temps », l’antidote du chagrin et qu’au contraire, l’insomnie contrecarre la cicatrisation de nos blessures passées (O, 1686). Or à plus forte raison, c’est la dysfonction des glandes lacrymales

qui permet de dire que, outre les maux et l’insomnie, l’œuvre cioranienne est traversée par une tristesse qui peine à trouver l’assouvissement ou même un moyen d’expression. Dans les Syllogismes de l’amertume, le penseur dit qu’il planifiait de

rédiger une thèse philosophique sur une « Théorie générale des larmes » et quand

son maître lui a demandé une source bibliographique, il aurait répondu « L’Histoire tout entière m’appuiera de son autorité » (O, 762). Si tant est qu’il n’ait jamais

écrit cette thèse, il est possible d’affirmer que son œuvre entière est marquée par l’impossibilité des larmes. À ce sujet, Cioran se lamente des larmes qu’il n’a pas pu verser dans une note particulièrement évocatrice des Cahiers : « Combien

d’heures n’aurai-je pas passées à songer aux pleurs que je n’ai pas versés, que je n’ai pu verser. » (Cahiers, 342). La seule option qui lui reste alors c’est de sentir sa chair

pleurer, c’est-à-dire « son sang charriant des larmes » (ibid). Au lieu de pouvoir se

défaire de ses larmes en les extériorisant, il est condamné à les porter en lui, par ce sang qui était tantôt vecteur de maladies, tantôt de souvenirs honteux de jeunesse. Dans ce même extrait, le penseur roumain attribue ce chagrin indéracinable à son exil géographique et métaphysique. L’élément géographique est d’emblée plus facile à saisir, quoiqu’on puisse concevoir l’œuvre francophone de Cioran comme un effort d’expiation de ses erreurs de jeunesse en Roumanie et en Allemagne, l’auteur n’a jamais démordu de sa fierté en ce qui concerne son lieu de naissance, car son corps est imprégné par son appartenance au peuple roumain19. L’exil métaphysique

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19 « Il ne faut jamais renier ses origines, quelque lieu qu’on ait d’en rougir. C’est une apostasie honteuse et d’ailleurs physiquement impossible, une contradiction dans les termes : c’est un refus de l’identité, c’est comme si on proclamait : “Moi, je ne suis pas moi” » (Cahiers, 342).

20 Lettre de Cioran à son frère de 1947 : « À part la poésie, la métaphysique et la mystique il n’y a rien qui vaille. »

21 C’est d’ailleurs cette interprétation qui permet de comprendre cet aphorisme des Syllogismes de

l’amertume : « L’homme sécrète du désastre. » (O, 801).

est plus compliqué à saisir parce que, alors même que l’auteur critique souvent la philosophie, il tient en estime la métaphysique20 qu’il entend ici comme sens de

l’existence et recherche de sérénité pérenne dans la contemplation du Vide. L’exil métaphysique représente une manière d’exprimer l’impossibilité de la foi pour pallier les troubles qui le guettent et qui sont ancrés en lui. Dans le chapitre « Lypémanie » du Précis, Cioran dit qu’il envie les saints qui, eux, sont en mesure de pleurer parce

que, contrairement aux hommes, ils ne ressentent pas le ridicule des larmes (O, 661).

La honte des larmes devient aussi chez l’auteur, de manière converse, une honte qui ne peut plus être évincée par le biais des larmes : « J’ai tellement honte de moi que, si je pouvais pleurer, je pleurerais. Ce serait, peut-être, le seul mode de vaincre cette honte-là. » (Cahiers, 343). Que cela soit par le sang ou par la chair, Cioran a

une conscience aiguë de l’inéluctable trace de ses troubles passés peut être, dans une certaine mesure, amendé et non pas évincées. Le corps et ses limites représentent à nouveau la pierre d’achoppement ultime de la réflexion cioranienne en vue de thérapeutiques permettant d’atteindre une tranquillité d’âme qui ne peut pas être à jamais assurée, voire atteignable. Cioran explore ce thème par deux voies d’expression artistique, à savoir la littérature et la musique. Dans le Précis, l’auteur présente la

poésie comme forme d’écriture qui, contrairement à la prose, permet les larmes, car les meilleurs poètes interviennent « au plus profond de notre organisme » (O, 670).

Le poète, dit Cioran, nous fortifie pour ensuite nous affaiblir à un état anémique où, dans nos veines, on est en mesure de sentir « des larmes ruisseler » (ibid). Il n’en

demeure pas moins que dans sa condition de moderne, l’homme ressent le regret de ne pas être poète et, par ce fait de, ne pas pouvoir recourir à la « science des larmes » (O, 671). Plus généralement, la pratique de l’écriture a une certaine valeur

thérapeutique dans ce cadre si nous prenons au sérieux l’affirmation comme quoi « Écrire serait un acte insipide et superflu si l’on pouvait pleurer à discrétion » (O,

618). Si pleurer à satiété lui était une option, l’auteur n’aurait pas besoin de recourir à la pratique de l’écriture, qui n’est au fond qu’un pis-aller pour l’expression de ses souffrances. L’expression renoue ainsi avec son sens étymologique de exprimere ou le

jaillissement sous l’effet d’une pression, dans le cadre où l’écriture et les larmes sont deux manières de sécréter les souffrances21, et ce, quand bien même l’expression par

les pleurs concorde mieux avec le besoin physiologique de l’auteur que l’écriture. C’est ce rapprochement entre les souffrances de Cioran et sa pratique d’écriture qui transparaît dans cette phrase des Cahiers : « Mes livres ne sont peut-être pas bons

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22 « Si mes actes étaient absolument conformes [à me convictions], je cesserais d’écrire, je cesserais même de me manifester de quelque manière que ce fût. » (Cahiers, 625).

23 « Accès involontaire à nous-mêmes, la maladie nous astreint à la « profondeur », nous y condamne. – Le malade ? Un métaphysicien malgré lui. » (O, 812).

24 « Le vide est le néant démuni de ses qualifications négatives, le néant transfiguré. » (O, 1224).

Dans la mesure où la valeur thérapeutique de l’écriture peut être remise en question au regard de sa mise en contradiction avec l’apraxie prônée dans l’œuvre française de l’auteur22, elle constitue néanmoins une issue excrétoire dont l’idéal aurait

été matérialisé sous forme de pleurs. Un rapport similaire peut être pensé dans le domaine de la musique, l’une des seules pratiques de l’Occident que Cioran apprécie sincèrement, car « C’est par elle que l’Occident révèle sa physionomie et atteint à la profondeur. » (O, 844). Toutefois le penseur dit aussi que les larmes n’y sont

plus possibles, car, depuis Beethoven, la musique ne s’adresse plus à Dieu, mais bien aux hommes (O, 712). Cette remarque sur la musique de Beethoven que Cioran

met en contraste avec celle de Bach nous permet de mieux comprendre le sens de l’exil métaphysique que nous avions relevé plus haut. C’est que l’exil métaphysique est le point de chute de l’homme moderne ayant perdu la foi religieuse. Chez lui, la négation eschatologique ne permet plus de rentrer en communion avec Dieu, du moins par les voies traditionnelles. Dans le même moment où le corps malade de l’homme le pousse aux profondeurs des questions métaphysiques23, l’expression de

ses inquiétudes à propos de ces mêmes questions lui est niée. Solution : « Feindre

de croire, d’espérer, d’exister », car c’est le maximum de réalité que nous puissions atteindre (Cahier, 787). Il est néanmoins possible de « pleurer sans tristesse »

face au constat de la « béatitude de l’irréalité » dans la mesure où ce vide auquel fait face l’homme n’est pas une fin consternante ou un néant24, mais le résultat

positif d’un scepticisme dont Cioran s’est imprégné à la suite de son exil (Cahier,

530). En dialogue avec les autres figures du corps sur l’échine desquelles s’appuie la réflexion cioranienne, le corps sécréteur permet de comprendre la valeur centrale de la physiologie dans l’œuvre du penseur. L’impossibilité des larmes présente une tristesse ineffable et inexprimable qui mine la possibilité d’une quête de sens métaphysique. Toutefois, ses larmes peuvent devenir, comme nous l’avons vu, des larmes de joie si elles tiennent pour cause un prélude au détachement prôné par Cioran.

Conclusion : excursus nietzschéen

Pourquoi un excursus par la voie de Nietzsche pour mieux entendre la place du corps dans la philosophie de Cioran ? D’autant plus qu’au regard des propos cinglants que celui-ci a émis sur celui-là, il semblerait que toute comparaison ne devrait se faire qu’avec d’extrêmes précautions. Aux dires du penseur roumain, son parcours de vie aurait été même diamétralement opposé à celui de Nietzsche ; alors qu’avec l’âge l’un sombrait dans la folie, l’autre tâchait, tant bien que mal, d’émerger

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25 Willis G. Regier « Cioran’s Nietzsche », French Forum, Vol. 30, No. 3 (Automne 2005), p. 82. Selon Regier, surtout durant la période française de son œuvre, Cioran en est venu de plus en plus à associer Nietzsche à ses déboires de jeunesse.

26 Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, trad. Henri Albert, Paris, Flammarion, 1985, p. 82-83. À titre d’exemple, nous pouvons faire retour sur ce que Nietzsche dit de Socrate : « Socrate appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. Mais la laideur, objection en soi, est presque une réfutation chez les Grecs. »

27 Robert C. Solomon, « Nietzsche ad hominem: Perspectivism, personality and ressentiment » dans Cambridge companion to Nietzsche, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 p.184.

28 Friedrich Nietzsche, « Humain, trop humain I » dans Œuvres II, éd. Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, §5, p. 20.

29 Friedrich Nietzsche, « Aurore » dans Œuvres II, op. cit., §114, p. 710-11.

des épaves de son désœuvrement passé25. À ce titre, l’un des propos des Cahiers attire

particulièrement notre attention : « Quand on pense que la théorie du surhomme fut conçue par quelqu’un qui était rongé par toutes les maladies, par un chétif et suprêmement vulnérable – quelle leçon. » (Cioran, 569). Quoiqu’elle puisse sembler de mauvaise foi, cette attaque ad hominem aurait été, en toute logique,

bien reçue de la part du philosophe de Zarathoustra dans la mesure où celui-ci a

fréquemment employé le même procédé contre ses prédécesseurs26. Dans son analyse

de l’utilisation nietzschéenne de l’ad hominem, Robert C. Solomon explique qu’il

n’a pas qu’une fonction ornementale, mais révèle le pan constructif de la pensée de Nietzsche. C’est que, en dernière analyse, ce dernier ne s’intéresse pas tant aux concepts déployés par les philosophes, mais bien à la question de savoir quel genre de personne croit ou élabore telle ou telle doctrine27. Cette question est avant tout

pour Nietzsche – et pour Cioran à sa suite – une question physiologique, car il n’y a jamais lieu de tracer une ligne de partage entre une pensée et le corps d’où elle tire sa genèse. Quoique la philosophie ait toujours voulu avancer la fiction d’une « scission de l’âme et du corps28 », il n’en est rien, car les deux penseurs auront, à leur façon,

voulu penser la grande intelligence du corps et incarner leur pensée.

L’important ici n’est donc pas de déterminer si l’œuvre de Cioran se situe,

in fine, en lien de filiation ou de rupture avec celle de Nietzsche, mais de voir que

Cioran reprend le même geste dans un but similaire. Si l’ascétisme et le quiétisme corporels chez Cioran relèvent plus de l’influence schopenhauerienne et des lectures des philosophes helléniques, Cioran reprend le topos d’un enchevêtrement de la pensée au corps directement de Nietzsche. Alors même qu’il utilise l’ad hominem

contre Nietzsche, tout comme lui, le penseur roumain a dans sa ligne de mire les congruences et les incongruences entre les pensées et les physiologies desquelles elles émergent. D’ailleurs Nietzsche rétorquerait dans son Aurore que cette leçon

sur la nature foncièrement physiologique de toute pensée, il en a fait l’expérience en raison même de ses souffrances maladives et qu’il y a une connaissance propre à l’être souffrant qui, comme Don Quichotte mourant, subit de son alitement une soudaine désillusion qu’il doit à la clairvoyance intempestive que lui permet la maladie29. Le malade peut se permettre cette contemplation privilégiée sur

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l’illusoire et la folie du train de vie mondaine puisqu’il est forcé à s’extraire de cette quotidienneté. Néanmoins, Cioran veut savoir ce que la physiologie de l’homme moderne peut lui permettre comme pensée. Dans sa critique des philosophes et de la philosophie, Cioran constate qu’un nombre de philosophes élaborent des pensées qui ne correspondent pas à leurs expériences vécues. En opposition, l’investigation des liens entre la pensée et le corps offre ainsi à Cioran une occasion de mettre de l’avant une pensée intégralement structurée par le vécu corporel. Il est, à ce titre, impératif de poser la centralité du corps comme voie d’accès à la compréhension de l’œuvre cioranienne, tant dans son versant critique que son versant constructif. Plus encore, (re)lire Cioran sous l’angle de la corporéité donne accès à son sens éminemment existentiel. Sous la plume de l’auteur émerge une réelle poétique de la chair qui n’a pas une valeur liminale ou ornementale, mais qui permet de comprendre les maux et les troubles qui le suivent et les diverses cures qu’il envisage tour à tour sans qu’aucune ne puisse foncièrement régler ses tourments. Par un effet de métonymie, les troubles physiologiques de Cioran lui-même deviennent les maux de l’homme moderne et signe du carcan auquel il ne peut qu’espérer s’extraire, sans salut garanti en bout de ligne. De là apparaît l’image d’une réflexion qui est le produit d’une spécificité corporelle comme antidote à l’abstraction des systèmes, mais aussi un effort de pensée qui lui coûte cher physiologiquement, mais qu’il doit perpétuellement reprendre pour expier ses égarements de jeunesse. C’est ce que nous avons vu à travers trois figures corporelles importantes de l’œuvre francophone de l’auteur, à savoir le corps pathologique, insomniaque et sécréteur.

Bibliographie :

CIORAN, Emil M., Cahiers. 1957-1972, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997, 999 p. —, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, 1791 p.

—, Entretiens, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1995, 319 p.

CIORAN, E. M. et A. Guerne, Lettres (1962-1978), Paris, L’Herne, 2011, 286 p.

NIETZSCHE, Friedrich, Le Crépuscule des idoles, trad. Henri Albert, Paris, Flammarion, 1985, 236 p.

—, L’Antéchrist, trad. Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 2016, 128 p. —, Œuvres I, éd. Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, 819 p.

—, Œuvres II, éd. Marc de Launay, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, 1198 p.

REGIER, Willis G., « Cioran’s Nietzsche », French Forum, Vol. 30, No. 3 (Automne 2005), p. 75-90.

SOLOMON, Robert C., « Nietzsche ad hominem: Perspectivism, personality and ressentiment » dans Cambridge companion to Nietzsche, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 180-222.

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